Deux séries françaises qui ont tout bon : PLAINE ORIENTALE/CIMETIÈRE INDIEN

Les séries d’ici n’ont pas souvent la côte auprès du public, a fortiori français. Pour des réussites comme Engrenages ou Le Bureau des légendes, combien de productions font pâle figure, telle la consternante Soleil noir, apparue récemment sur Netflix. Malgré une distribution alléchante (Thibault de Montalembert, Guillaume Gouix…), elle est si invraisemblable qu’elle en est comique, voire surréaliste pour cause de présence d’Isabelle Adjani, diva en roue libre dont on peine à se souvenir qu’elle eut autrefois du talent. Mais les scénaristes français n’ont pas dit leur dernier mot. Parmi les pépites à découvrir sur le petit écran, deux séries policières, créations originales de Canal+, valent particulièrement le détour. Elles sont portées par une pléiade de comédiens sensationnels et attachants, et font la part belle aux personnages féminins. Pas de spoilers ici.

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« On aborde ça comme une enquête, alors que c’est une guerre. »

  

PLAINE ORIENTALE

2025
Série française créée par Pierre Leccia et Aurélie Teisseire
Disponible depuis le 26 mai 2025 sur Canal+

Jeune magistrate, Inès (Lina El Arabi) débarque en Corse afin d’intégrer le pôle anti-mafia de Bastia. À la tête de ce département tout récent, l’intraitable juge Maertens (Veerlee Baetens) ne voit pas d’un bon œil l’arrivée de cette bleue un peu trop sûre d’elle. Mais Inès a une raison inavouée d’avoir choisi de postuler sur ce territoire sensible : elle souhaite se rapprocher de son demi-frère Reda qu’elle connaît à peine (Raphaël Acloque) et qui s’apprête à sortir de la prison de Borgo, où il vient de purger dix ans pour un braquage…

La Plaine orientale est le nom de la partie est de l’île de Beauté qui s’étend du sud de Bastia à Solenzara. Pierre Leccia, le créateur de la série, est un familier des lieux. Cet ancien de la célèbre Mafiosa – il en a été un des scénaristes et réalisateurs – est né en Corse il y a soixante-trois ans. Avec sa coscénariste Aurélie Teisseire, il est parvenu à tisser une tragédie cornélienne qui brille autant par son authenticité que sa densité narrative. Plusieurs intrigues s’entremêlent : la relation impossible entre une sœur magistrate et un frère voyou ; la situation complexe de Reda (né d’un père corse et d’une mère arabe) qui voudrait s’imposer dans la voyoucratie de l’île, alors qu’il est rejeté par les deux communautés ; la difficulté du père de Reda, homme intègre rattrapé par les dérapages de son fils ; et, en toile de fond, la rivalité entre jeunes et anciens caïds. La série se distingue aussi par sa distribution. Raphaël Acloque campe parfaitement ce beau gosse ténébreux, animé par un désir de vengeance plus que celui de se lancer dans la criminalité et qui tente de tenir sa demi-sœur à distance. Lina El Arabi, révélée en 2016 par le téléfilm de Xavier Durringer, Ne m’abandonne pas, convainc dans la peau de cette jeune juge aux dents longues, aussi maladroite que touchante. L’incontournable Éric Fraticelli, aimé dans L’Enquête corse puis Mafiosa, fait un chef de clan plus vrai que nature. On souligne aussi les belles présences de Julie Ledru, jeune héroïne du Rodéo de Lola Quivoron, de la séduisante Antonia Desplat et de l’émouvant Cédric Appietto. Quant à Veerle Baetens, qui incarne la juge opiniâtre du pôle anti-mafia, comédienne belge qui fit tant pleurer dans Alabama Monroe, elle est une fois de plus totalement bluffante. On espère une saison 2.
8 épisodes de 52 minutes. Et avec Henri-Noël Tabary, Rachid Guellaz, Adel Bencherif, Fatima Adoum, Bruno Magne, Aurélien Gabrielli, Jean-Marc Michelangeli, Paul Garatte, Denis Pierinelli…`

 

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 « Ce qui est certain, c’est que beaucoup de choses m’ont échappé… »

 

CIMETIÈRE INDIEN

2025
Série française créée par Thomas Bidegain et Thibault Vanhulle, réalisée par Stéphane Demoustier et Farid Bentoumi
Disponible depuis le 7 avril 2025 sur Canal+

À Péranne, petite ville (fictive) proche de Marseille, l’ancien maire est retrouvé sauvagement scalpé dans la chambre de sa maison de retraite. Ce meurtre interpelle Lidia Achour (Mouna Soualem), préfète promise à la préfecture de police de Paris, qui reconnaît le mode opératoire d’une affaire sur laquelle elle avait enquêté vingt-cinq ans plus tôt, alors qu’elle était jeune recrue de la brigade antiterroriste. Elle faisait équipe avec un gendarme, Jean Benefro (Olivier Rabourdin), désormais retraité. Celui-ci est justement porté disparu depuis le jour de l’assassinat du maire…

Il y a du beau monde devant et derrière cette série noire, qui étonne d’emblée par sa violence et son ambition. Écrit par Thomas Bidegain, le scénariste fétiche de Jacques Audiard, et Thibault Vanhulle, ce polar « sociologique » convoque les fantômes de la guerre d’Algérie, de la vague migratoire qui a suivi, et comment, loin d’être révolu, ce passé continue à hanter ceux qui l’ont subi tout en affectant les jeunes générations. Les habitants de Péranne vivent sur un « cimetière indien », soit sur les stigmates d’un péché commis, mais aussi les rancœurs, les non-dits et les traumatismes. Un terrain miné, poisseux. Le jeune lieutenant Adrien Caron (excellent Denis Eyriey), fraîchement nommé à Péranne, et la préfète Lidia Achour vont devoir démêler un écheveau de mystères et déterrer des secrets. Comme dans son aînée True Detective (la grande source d’inspiration du show), l’action de Cimetière indien se déroule entre deux époques ; un va-et-vient dont Lidia Achour est le fil rouge. Le racisme empoisonne aussi le quotidien de cette ex-flic devenue préfète, soupçonnée par ses collègues en haut lieu d’avoir profité de la discrimination positive. Rien ne saurait détourner cependant la jeune femme de sa soif de justice et de vérité. Digne fille de ses parents (les acteurs Hiam Abbass et Zinedine Soualem), Mouna Soualem impressionne par sa prestance et son autorité naturelle. La distribution dans son ensemble est imparable. La toujours juste Hafsia Herzi est de la partie, et on décernera une mention spéciale à l’étonnant Idir Azougli, vu notamment dans le récent Diamant brut d’Agathe Riedinger. La mise en scène très graphique de Stéphane Demoustier (Borgo, La Fille au bracelet) et Farid Bentoumi colle magnifiquement à cette descente aux enfers sous le soleil du Midi.
8 épisodes de 52 minutes Et avec Marina Dol, Aurélia Petit, Philippe Ambrosini, Valérie Leboutte, Kamel Mahjoubi…

LIFE OF CHUCK

Le créateur des horrifiques The Haunting of Hill House et The Haunting of Bly Manor adapte une nouvelle de Stephen King. Un film mystérieux et bouleversant sur la beauté de l’existence. Du grand cinéma ! (PAS DE SPOILERS DANS CET ARTICLE)

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« I am large, I contain multitudes. »
(Walt Whitman)

 

LIFE OF CHUCK (The Life Of Chuck)

Mike Flanagan
2024
Dans les salles françaises depuis le 11 juin 2025

Alors qu’il rentre chez lui, le professeur Marty Anderson (Chiwetel Ejiofor) est pris dans d’énormes embouteillages. À la télévision, les nouvelles sont de plus en plus alarmantes : séismes, incendies… Internet ne fonctionne plus. Marty parvient à rejoindre son ex-épouse Felicia (Karen Gillan), infirmière d’un hôpital déserté par ses médecins. Tous deux se demandent si ce n’est pas la fin du monde, et surtout qui peut bien être ce Chuck (Tom Hiddleston), le comptable en photo sur les panneaux publicitaires qui fleurissent partout en ville, remercié pour ses trente-neuf ans de travail ?

Est-ce parce qu’il est originaire de Salem, dans le Massachusetts, mais la spécialité de Mike Flanagan était jusqu’ici l’épouvante. Le réalisateur américain avait notamment cassé la baraque avec ses deux séries Netflix The Haunting of Hill House et The Haunting of Bly Manor(inspirée du Tour d’écrou, de Henry James). Le quadragénaire est aussi un grand amateur de l’œuvre de Stephen King qu’il a déjà portée à l’écran à deux reprises (avec Jessie et Doctor Sleep). Ici, il a adapté La Vie de Chuck, nouvelle de King parue en 2020 dans le recueil Si ça saigne (if It Bleeds), de manière extrêmement fidèle, reprenant le canevas des trois actes dont la chronologie est inversée. Une œuvre-puzzle qui déconcerte au début et dont chaque scène ensuite apporte son lot d’indices… et de surprises. On frémit, on rit, on s’émeut et on s’émerveille tout au long de cette étonnante et poétique ode à l’existence. Un peu mélo façon Spielberg, un peu fantastique façon Shyamalan, mais surtout un film avec une vraie dimension cosmique, constellé de moments de bravoure. Tom Hiddleston brille littéralement (notamment lors d’une séquence à couper le souffle), tout comme les jeunes Benjamin Pajak et Jacob Tremblay. Le légendaire Mark Hamill trouve là son meilleur rôle depuis longtemps et le reste de la distribution (dont les revenants Matthew Lillard et Mia Sara) fait un sans-faute. Depuis Magnolia, de Paul Thomas Anderson, on n’avait vu de célébration de la condition humaine aussi époustouflante. Un bijou !
1 h 51 Et avec Alexandria Basso, The Pocket Queen, Carl Lumbly, David Dastmalchian, Q’orianka Kilcher, Kate Siegel…

 

LA RÈGLE DU JEU : Retour en Collector

Revoilà le chef-d’œuvre de Jean Renoir ! Le « film des films » selon François Truffaut est réédité dans une somptueuse édition Collector 4K truffée de suppléments, dont une poignée d’inédits.

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« Tu comprends, sur cette Terre, il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons. »
(Octave au Marquis de la Chesnaye)

  

LA RÈGLE DU JEU

Jean Renoir
1939
Coffret 4K 2-Blu-ray + Livre et Coffret double-DVD disponible depuis le 4 juin 2025 chez Rimini Éditions 

Dans leur propriété de la Colinière, en Sologne, le riche Marquis de la Chesnaye (Marcel Dalio) et son épouse Christine (Nora Gregor) attendent des invités pour une partie de chasse. Parmi eux, l’aviateur André Jurieux (Roland Toutain), désespérément amoureux de Christine…

Deux ans après avoir réalisé La Grande illusion, Jean Renoir, cinéaste acclamé, change de ton. Il décide de s’atteler à une fantaisie dramatique qu’il va lui-même qualifier de « drame gai ». Tournant le dos au naturalisme de ses films précédents, Renoir va s’inspirer de Marivaux et de Beaumarchais, mais surtout, des Caprices de Marianne, d’Alfred de Musset. Tout commence comme une comédie survoltée, volontiers burlesque, mais le chassé-croisé amoureux va prendre des accents tragiques. C’est aussi que la période n’est pas si légère. Cette comédie de mœurs sur un monde bourgeois à la dérive reflète les états d’âme désenchantés, mais profondément lucides, de Renoir, à la veille de la Seconde guerre mondiale. Le réalisateur est en effet sidéré par le comportement des aristocrates français qui continuent à mener une vie insouciante, inconscients des enjeux qui s’annoncent, comme s’ils « dansaient sur un volcan ». Le cinéaste interprète lui-même Octave, ce dandy bonhomme et quelque peu désabusé qui ne dévoile pas ses cartes. Le jeu un peu décalé de Renoir, qui n’est pas acteur professionnel, confère au film une modernité étonnante. C’est bien cette modernité, ajoutée à une vision de l’amour plutôt avant-gardiste, à l’agonie prophétique d’un lapin (un vrai) lors de la scène violente de la chasse, et à l’hystérie collective qui semble parfois s’emparer de cette troupe, qui a déconcerté le public à la sortie du film. Car s’il est considéré comme un classique aujourd’hui, La Règle du jeu a bel et bien essuyé un échec en 1939, au point que Renoir fut contraint d’y effectuer une douzaine de coupes. Ce chef-d’œuvre sur la nature humaine, d’une totale liberté, qui fait fi des clichés et des évidences (à la manière du cinéma de John Cassavetes), attendra 1959 pour retrouver sa version intégrale et une reconnaissance méritée. Il reste aujourd’hui le film fétiche de beaucoup de cinéastes.
Et avec Paulette Dubost, Julien Carette, Gaston Modot, Francœur… (Henri Cartier-Bresson apparaît en domestique anglais)

 

COFFRET COLLECTOR 4K Ultra HD
+ 2 Blu-ray + Livre + Cartes

L’édition propose quatre reproductions d’affiches en cartes postales ainsi qu’un livret de 64 pages sur les coulisses de La Règle du jeu, écrit par Charlotte Garson, critique aux Cahiers du cinéma.

La qualité de l’image et du son fait un petit pas de plus à chaque nouvelle édition. Celle-ci, parue chez Rimini, surpasse la dernière française de 2022, chez ESC. L’image est lumineuse, contrastée, avec une impression de grain appréciable. La piste sonore, soigneusement nettoyée, est claire et harmonieuse.

On se réjouit de retrouver ici beaucoup des suppléments du DVD Collector édité chez Montparnasse en 2005 : l’introduction piquante de Jean Renoir ; le commentaire intégral du film par l’historien du cinéma Olivier Curchod, qui revient également sur sa création dans un entretien de 27 minutes ; une interview exceptionnelle de Jean Renoir réalisée par Jacques Rivette en 1966 dans la série “Cinéastes de notre temps” ; des points de vue d’admirateurs du film dont Claude Chabrol et Noémie Lvovsky.

On découvrira parmi les inédits un reportage de 1965 dans lequel les cinéphiles Jacques Durand et Jean Gaborit racontent l’aventure de la reconstitution de La Règle du jeu. Le négatif original ayant été détruit après un bombardement en 1942, Ils ont en effet mené des recherches laborieuses pour retrouver des bobines de copies existantes. François Truffaut, présente puis discute du film en compagnie d’Alexandra Stewart, Yvonne Baby et Jean Loup Dabadie après sa diffusion à la télévision en 1972 (23 minutes). Jean Douchet et Arnaud Desplechin analysent le film devant le public après une projection à la Cinémathèque en 2014. Le Maître de conférences en études cinématographiques Philippe Roger revient sur l’utilisation de la musique dans le film. Le programme s’achève sur un extrait de l’enregistrement symphonique de l’opéra-comique Le Déserteur, de Pierre-Alexandre Monsigny, que l’on peut entendre à la fin du film.

« L’amitié avec un homme ? Autant parler de la Lune en plein midi ! »
(Lisette/Paulette Dubost)