CIVIL WAR d’Alex Garland

Le scénariste de 28 jours plus tard, Never Let Me Go, Dredd, créateur de la série Devs et réalisateur, entre autres, de Ex Machina, signe un grand film sur la folie de la guerre, d’un nihilisme absolu. Ici, pas de Captain America pour sauver l’humanité. Le mérite-t-elle seulement ?

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« What kind of American are you ? »

 

CIVIL WAR

Alex Garland
2024
Dans les salles françaises depuis le 17 avril 2024

Aux États-Unis, la Californie et le Texas ont formé une coalition afin de renverser le gouvernement aux dérives pour le moins totalitaires. Alors que la guerre civile embrase tout le pays, une équipe de reporters de terrain — trois vétérans et une jeune photographe ambitieuse — entament un road trip jusqu’à Washington. Ils espèrent pouvoir réaliser une ultime interview du président avant qu’il ne soit destitué ou pire…

Terrifiant. C’est l’adjectif qui qualifie le mieux le dernier film en date d’Alex Garland, dont on avait particulièrement aimé Ex Machina, paru en 2015. Ici, autant dire qu’il ne fait pas dans la dentelle. Civil War impressionne par son réalisme hallucinant, qui le rend très immersif. La puissance des images, le bruit assourdissant des balles, des explosions, glacent le sang (sursauts garantis). Le cinéaste ne s’attarde pas sur le pourquoi du comment du conflit (c’est le principal reproche de ses détracteurs). On pense aux images de l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump en 2021 (même si Garland avait écrit son film avant). Ce jour-là, ce qu’on pensait impossible était arrivé, et que les énormités de Trump soient acclamées, depuis, par une partie des Américains, peut faire craindre le pire. Ce coup de poing cinématographique du réalisateur britannique n’est donc pas superflu. Ni romantique ni épique, sa représentation de la guerre en appelle autant au blockbuster qu’au documentaire. Le film a été tourné en IMAX, d’où une profondeur de champ incroyable, mais il revient bien vite à hauteur d’homme. Car ce qui intéresse Garland, c’est l’humain, ou ce qu’il en reste quand l’heure est au chaos, à la survie, au chacun pour soi. Comme les protagonistes tout au long de leur voyage, on assiste à des scènes apocalyptiques d’une violence et d’une tension extrêmes. Les paysages de désolation et de destruction semblent parfois sortir tout droit des séries The Walking Dead ou The Last Of Us (mais les images des récentes émeutes en Nouvelle-Calédonie n’ont rien à leur envier).

Qu’on ne s’y trompe pas : les journalistes ne sont pas épargnés non plus. Le cinéaste porte sur eux un regard aussi critique que celui sur les rednecks racistes qui profitent du désordre pour régler leurs comptes de manière expéditive et arbitraire. Ces reporters et photographes de terrain sont dopés à la violence, qu’ils esthétisent même dans leurs clichés. Pour se sentir vivants, ramener un scoop ou une photo qui fera le tour du monde, il leur faut approcher la mort au plus près. Pour eux, la guerre a des airs de safari. Soumis à un tournage aux conditions extrêmes, les acteurs se sont surpassés. On salue la performance de Kirsten Dunst, touchante en photographe désenchantée qui se découvre peu à peu une conscience, comme le vétéran et sage de l’équipe, campé par Stephen McKinley Henderson. Wagner Moura, inoubliable Pablo Escobar de la série Narcos, incarne un journaliste aussi courageux que désinvolte, accro à l’adrénaline. Quant à Cailee Spaeny, la Priscilla du film de Sofia Coppola, elle est parfaite en gamine irréfléchie et tête à claques. Relevé par une bande-son judicieuse (Suicide, De La Soul…) le film, très éprouvant, alterne les séquences chocs et les respirations, les plans larges et plus resserrés, et maintient un rythme soutenu. Quant à la fin, radicale et étonnante de cynisme, elle a quelque chose du New York 1997 de Carpenter. Il ne manque plus que Snake Plissken (« le président de quoi ? »). Âmes sensibles s’abstenir.
1h 49 Et avec Jesse Plemons, Nick Offerman, Nelson Lee, Jefferson White, Evan Lai…

 

Viva ELVIS !

Époustouflant ! L’évocation de la vie du King par l’Australien Baz Luhrmann est à tomber à la renverse. Porté par un jeune acteur sensationnel dont la performance laisse sans voix (!), dopé par une mise en scène fabuleuse et un travail phénoménal sur la musique, le film emporte dans un maelstrom d’émotions. Beau à pleurer !

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« I’m gonna be forty soon, and nobody’s gonna remember me. »

  

ELVIS

Baz Luhrmann
2022
Dans les salles françaises depuis le 22 juin 2022

À la fin de sa vie, en 1997, le Colonel Parker (Tom Hanks) se remémore sa rencontre avec Elvis Presley (Austin Butler) dont il sera l’imprésario jusqu’à la mort. C’était en 1955. Le jeune chanteur venait d’enregistrer son premier disque et faisait ses débuts sur scène. Tom Parker, forain et manager d’artistes de musique country, a compris aussitôt qu’il tenait la perle rare, et la poule aux œufs d’or…

Qui aurait pensé que l’un des meilleurs films sur la musique (comprendre biopic déjanté) serait signé Baz Luhrmann, le roi de la démesure, du kitsch, du strass et du clinquant ? À côté, Bohemian Rhapsody (malgré la prestation de Rami Malek) fait figure de téléfilm. Ce qu’il est, d’ailleurs, pour les véritables amateurs de Queen. Car si Elvis se focalise sur la relation toxique entre le manager et son poulain, le biopic exprime formidablement la passion pour la musique de Presley tout en immergeant dans ces tumultueuses années 50, 60 et 70 américaines. Pour mieux cerner le contexte culturel qui a bercé l’enfance de la star, Baz Luhrmann s’est installé dans le sud des États-Unis (en revanche le film a été tourné en grande partie dans le Queensland, en Australie). C’est effectivement dans sa proximité avec la communauté noire qu’il côtoyait depuis l’enfance (Presley est né à Tupelo, dans le Mississippi) qu’il fallait aller chercher la clé de l’artiste. L’adolescent fera siens les répertoires blues et gospel, ainsi que le rhythm’n’blues des chanteurs afro-américains qu’il admirait. Le réalisateur de Moulin Rouge s’attache, et avec une tendresse non feinte, à dépeindre Elvis comme un être empreint d’une profonde spiritualité. Il n’y a pas que du vrai, mais il y en a beaucoup. Inévitablement, cette belle âme allait se faire broyer par son impresario malin et retors, faux colonel et vrai escroc (il deviendra le modèle de beaucoup de managers douteux par la suite, d’Allen Klein à Tony Defries en passant par Andrew Loog Oldham). Campé par un Tom Hanks méconnaissable, Tom Parker est roublard jusqu’au bout du cigare. L’histoire retiendra qu’il a « fait » Elvis et son malheur en même temps. À la manière de Nick Carraway dans Gatsby le magnifique, que Baz Luhrmann a porté à l’écran en 2013, c’est par le regard de Parker qu’on découvre la vie de Presley et son parcours. Austin Butler, jeune comédien formé chez Disney Channel, a travaillé durant deux ans pour entrer dans la peau de l’icône. Mieux qu’une copie, cet interprète doué (il chante la plupart des morceaux), incarne le King au-delà des espérances — Priscilla Presley elle-même n’en est pas revenue —, et ses performances scéniques sont électrisantes (celles du Comeback Special de 1968 sont même bluffantes). Curieusement, Kurt Russell, qui a campé avec brio la rock star en 1979 dans le très bon téléfilm de John Carpenter Le roman d’Elvis (Elvis en VO) était lui aussi un enfant de la télé et de l’écurie Disney. Bien sûr, la bande-son est à la sauce luhrmannienne. Elle mêle reprises par Austin Butler, chansons originales interprétées par Presley, et incursions vocales de rappeurs et musiciens de toutes générations dont Doja Cat, Denzel Curry, Tame Impala ou Eminem (mention spéciale à la reprise de If I Can Dream par Måneskin). Malgré ses atours de manège à sensation, cette œuvre hybride, romantique et follement spectaculaire montre l’humain derrière le mythe et réussit à approcher la vérité d’Elvis Presley. Du grandiose, de la démesure, du tragique, de la folie… il n’en fallait pas moins pour rendre hommage au King. Peut-être le meilleur film de Baz Luhrmann à ce jour.
2 h 39 Et avec Olivia DeJonge, Richard Roxburgh, Helen Thompson, Kodi Smith-McPhee, Luke Bracey, David Wenham, Alton Mason, Dacre Montgomery (le Billy de Stranger Things)…

 

 

WE BLEW IT

Comment l’Amérique a-t-elle pu passer de Easy Rider à Donald Trump ? Prisé et bien connu des cinéphiles, le critique et historien Jean-Baptiste Thoret tente de répondre à cette question pertinente dans un documentaire fleuve, une lettre d’amour au cinéma américain des seventies et à cette Amérique fantasmatique sublimée par Michael Cimino, Sam Peckinpah ou Richard C. Sarafian.

 

« Vous connaissez l’expression “Sex, drugs & rock’n’roll” ? Pour la comprendre, il fallait vraiment y être. Ça n’était pas “Sex, drugs & rock’n’roll”. C’était du rock’n’roll, des drogues, plus de rock’n’roll, plus de drogues, et enfin, du sexe. Voilà comment c’était… » Brad Moresi, Américain désenchanté

We Blew It

Jean-Baptiste Thoret
2017
En salles depuis le 8 novembre

Quand on aime le cinéma américain, on aime forcément l’Amérique. Un pays pétri de défauts, mais capable de se remettre en question par son art. Les films de Griffith, Ford, Minnelli, Hawks, Capra, Sirk, Peckinpah, Cassavetes, Lumet, Pollack, Pakula, Cimino ou Scorsese ont nourri notre vision de l’Amérique et, au passage, l’ont rendue mythique. Pour beaucoup, et en particulier Jean-Baptiste Thoret, le cinéma américain s’est arrêté au terme du Nouvel Hollywood, cette période bénie marquée par Bonnie And Clyde, Le Lauréat ou Easy Rider, et dont la fin a été précipitée par le fiasco de La porte du Paradis de Cimino. « We blew it. » (« On a tout foutu en l’air. ») la réplique prophétique (et improvisée) que Peter Fonda répète à deux reprises à la fin de Easy Rider, sert de point de départ au cinéaste. Durant deux heures dix-sept, Thoret va explorer ce qu’il reste de cette Amérique éprise de liberté, et tenter de comprendre pourquoi une grande partie de la génération Woodstock ne s’est pas opposée à Donald Trump, bien au contraire. Et pourtant, le film a été tourné au moment des élections américaines, alors que la victoire d’Hillary Clinton semblait acquise. Dans les petites villes traversées par la mythique Route 66 et les contrées sauvages aux paysages grandioses de l’Arizona, du Montana ou du Colorado, le journaliste a rencontré des Américains libres qui se reconnaissent davantage dans Trump que Clinton. Thoret a aussi interviewé, entre autres, Michael Lang, le cocréateur de Woodstock, des universitaires et des cinéastes de la contre-culture ou pas, qui ont cru un moment qu’ils allaient changer le monde (Peter Bogdanovich, Tobe Hooper, Jerry Schatzberg, Paul Schrader, Charles Burnett, James Toback, Michael Mann, Bob Rafelson, Peter Hyams… ). Certains sont désabusés, d’autres sévères (« Chaque époque a le cinéma qu’elle mérite. »), peu sont enthousiastes au sujet du cinéma d’aujourd’hui. Mais Jean-Baptiste Thoret n’est pas Michael Moore. A l’efficacité d’une démonstration, il préfère la contemplation, quitte à ce que son documentaire en Cinémascope et accompagné par une bande-son ad hoc (Creedence Clearwater Revival, The Band…), fichu comme les road-movies qu’il aime tant (il voue un culte à Vanishing Point), paraisse un brin foutraque et décousu. L’amour pour ce cinéma est palpable dans chaque image, chaque plan, truffé de références. Beau, élégiaque et mélancolique, We Blew It s’achève sur la chanson « Tell Me » de Terry Kath, dans un plan crépusculaire qui illustre admirablement cette phrase d’une anonyme : « On était le centre de l’univers, et puis, notre heure est passée… »
2h 17 La photo, magnifique, est signée Denis Gaubert.

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