BOHEMIAN RHAPSODY

Avant même d’être projeté en salles, Bohemian Rhapsody était déjà un film maudit. Les atermoiements de ce projet fou – évoquer l’histoire de Queen et de son extravagant chanteurauront duré huit ans. Entre les divergences d’opinions sur le script, sur le choix du réalisateur et l’acteur principal, les réécritures puis les tensions sur le tournage (qui ont mené au renvoi du metteur en scène avant la fin), autant dire que la production n’a pas été un fleuve aussi long et tranquille que la vénérable Tamise. Sorti en grande pompe fin octobre 2018, le film a fait un carton au box-office, mais a aussitôt divisé la critique, musicale et cinéma, les uns fustigeant les entorses à la réalité historique et la pudibonderie, les autres louant le côté épique et la performance de Rami Malek. Une question se pose : peut-on apprécier, pour ce qu’il est, un biopic qui ne dit pas toute la vérité ?

 

« It goes on forever, six bloody minutes !
– I pity your wife if you think six minutes is forever. »

 

Bohemian Rhapsody

Bryan Singer
2018
Dans les salles françaises depuis le 31 octobre

L’histoire du groupe Queen et de son génial chanteur Freddie Mercury, mort des suites du Sida le 24 novembre 1991… Né de la rencontre à la fin des années 60 à Londres de Farrokh Bulsara (nom de naissance de Freddie Mercury) et du groupe Smile, Queen connaîtra un succès fulgurant en révolutionnant le rock. Performer, chanteur et compositeur hyperdoué, Freddie Mercury va défier les stéréotypes et briser les tabous. Mais derrière les excès et les frasques notoires, se révèle un homme hypersensible, fragile et terrifié par la solitude…

Evoquer la gloire de Queen et, avec elle, la figure légendaire de Freddie Mercury était un souhait de Roger Taylor et Brian May, respectivement batteur et guitariste du groupe (le bassiste John Deacon coule une retraite paisible en famille depuis 1997 et a rompu les ponts, autres que financiers, avec les deux autres). Le film reflète donc leur point de vue (leur implication a ceci de bon que l’utilisation des chansons originales n’a pas fait l’objet d’infernales procédures juridiques). Ce sont eux qui ont également eu le dernier mot en ce qui concerne le choix de l’interprète de Freddie Mercury. Le film étant destiné au grand public, Sacha Baron Cohen, pressenti à l’origine et qui se délectait à l’idée d’en faire des tonnes dans la peau d’une icône gay, a été écarté. Un temps courtisé, le délicat Ben Whishaw va finalement laisser la place à Rami Malek, héros de la série Mr Robot. Côté mise en scène, après avoir envisagé Stephen Frears, Tom Hooper et Dexter Fletcher, c’est finalement à Bryan Singer, réalisateur de Usual Suspects et de la saga X-Men que la production a confié la mission de porter à l’écran le scénario écrit par deux poids lourds du biopic : Peter Morgan (The Crown) et Anthony McCarten (La merveilleuse histoire du tempsLes heures sombres). Mais alors que le film semblait sur les rails, le mouvement #MeToo s’en est mêlé et, en décembre 2017, Bryan Singer, déjà dans le collimateur des médias pour une affaire de harcèlement sexuel, a été rattrapé par une accusation de viol sur mineur datant de 2003. Ceci s’ajoutant à des retards et des tensions sur le plateau, la Fox l’a finalement remercié deux semaines avant la fin du tournage (achevé par le susnommé Dexter Fletcher). A l’écran, malgré des critiques en ce sens, force est de constater que ce tumulte ne transparaît pas. Le film est porté de bout en bout par la performance de Rami Malek qui, en dépit de sa prothèse « envahissante », est tout bonnement bluffant lorsqu’il reproduit au détail près les attitudes iconiques de Mercury. Les interprètes des membres du groupe (de Brian May en tête) sont parfaits, et dans l’ensemble, la distribution est un sans-faute. A vrai dire, si on ne connaît ni les dessous de l’histoire, ni l’exacte chronologie des faits, le film apparaît d’une efficacité exemplaire. Quand la légende est plus belle que la réalité, c’est elle qu’on montre à l’écran… Bohemian Rhapsody, plus conte que biopic, donne au public ce qu’il veut voir — les grands moments qui ont nourri le mythe du groupe, la création (toutefois approximative…) des tubes mythiques — et chaque performance scénique de Rami/Freddie procure des frissons. Avait-on besoin d’en voir plus au sujet de la dépravation de Freddie Mercury (beaucoup ont jugé le film trop consensuel et trop sage) ? Pas sûr. Il y a assez d’éléments à l’écran pour qu’on s’en fasse une bonne idée. En deux heures quatorze, le film parvient aisément à montrer la complexité du personnage et met en exergue sa relation atypique avec Mary Austin (incarnée par la délicieuse Lucy Boynton, vue dans Sing Street), le grand et certainement seul amour de sa vie. Certes, découvrir au sortir de la salle les moult entorses à la vérité (notamment la révélation de la maladie de Freddie Mercury, qui intervient ici avant qu’il l’a contractée et six ans avant l’annonce officielle, certainement pour donner davantage du panache et un supplément d’émotion au passage au Live Aid)) gâche un peu la fête. Bohemian Rhapsody ne jouera donc pas dans la même cour que les aussi efficaces et plus respectueux (du factuel) Walk The Line ou Love&Mercy. Mais il n’empêche, la magie opère. Et à la question posée en préambule, on peut très bien répondre oui. La preuve.
2h 14 Et avec Gwilym Lee, Ben Hardy, Joseph Mazello, Aidan Gillen, Allen Leech, Tom Hollander, Mike Myers…

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FIRST MAN : Le premier homme sur la Lune

La conquête des étoiles fait encore et toujours rêver les cinéastes. Et même si Stanley Kubrick a mis la barre très haut en 1968 (2001,l’Odyssée de l’espace demeure la référence ultime), certains réalisateurs relèvent régulièrement le défi, parfois de manière magistrale, tels Andreï Tarkovski avec Solaris, Ron Howard avec Apollo 13, Brian De Palma avec Mission To Mars, Alfonso Cuarón avec Gravity, Christopher Nolan avec Interstellar ou Ridley Scott avec Seul sur Mars. Cette année, c’était au tour du petit prodige Damien Chazelle, révélé par Whiplash et oscarisé l’an passé pour La La Land, de se plier à l’exercice. Parfois, la réalité dépasse la fiction. First Man raconte l’aventure d’Apollo 11 telle que l’a réellement vécue Neil Armstrong. Résultat : un film organique, poétique et intelligent, qui embarque dans une odyssée cosmique sublime et bouleversante.

 

« Mom, what’s wrong ?
– Nothing honey. Your dad is going to the Moon. »
 
 

First Man : le premier homme sur la Lune  (First Man)

Damien Chazelle
2018
Dans les salles françaises depuis le 17 octobre

En 1961, Neil Armstrong (Ryan Gosling) est ingénieur aérospatial et pilote d’essai, jugé « distrait » par ses collègues. Marié à Janet (Claire Foy), il est père de deux jeunes enfants dont la petite dernière, Karen, est atteinte d’une tumeur au cerveau inopérable. Elle meurt l’année suivante. Neil se réfugie dans le travail et tient ses proches à distance. Il postule pour le nouveau programme de la NASA, Gemini, dont l’objectif est de développer la technologie qui permettra d’envoyer des astronautes sur la Lune…

Dans la scène d’ouverture du film, clin d’œil à L’étoffe des héros, Neil Armstrong est aux commandes d’un avion-fusée X-15 qui atteignant les premières couches de l’espace, rebondit sur l’atmosphère et reste quelques secondes en apesanteur. Avec ingéniosité et sang-froid, Armstrong parvient à se sortir de cette situation critique et à atterrir, sans trop de dommage, dans le désert du Mojave. Grâce à la caméra subjective, le spectateur vit la séquence comme s’il était lui-même à bord de l’avion, chahuté dans tous les sens et propulsé à une vitesse fulgurante. Ce parti pris de mise en scène, constant dans le film, met en exergue l’ampleur des risques auxquels les aviateurs et astronautes impliqués dans la conquête spatiale ont accepté de s’exposer. Privilégiant les effets mécaniques aux numériques, les maquettes et constructions aux fonds verts, Damien Chazelle a mis l’accent sur les sensations physiques (inconfort des habitacles, bruits de ferraille, l’impression de chaos). La technologie la plus avancée utilisée par la NASA d’alors n’a rien de comparable avec celle d’aujourd’hui, et le voyage de 1969 n’en est que plus extraordinaire (parmi ses premières impressions lors de son retour, Armstrong dira avoir été extrêmement surpris que la mission ait réussi…). Pour l’aspect visuel, le cinéaste s’est inspiré des photos et documentaires d’époque, et a volontairement donné à son film une patine vintage (certaines séquences ont même été tournées en 16 mm). Basé sur First Man : The Life of Neil A. Armstrong, biographie autorisée écrite en 2005 par l’historien James R. Hansen (coproducteur ici), le film, coproduit par Steven Spielberg et adapté par le brillant scénariste Josh Singer (The West Wing, SpotlightPentagon Papers), retranscrit très fidèlement les coulisses de l’épopée mythique, révélant un parcours laborieux et semé d’embûches, mais aussi les tensions familiales. Claire Foy, en épouse solide et délaissée, fait une performance impressionnante face à un Ryan Gosling introverti à souhait. Pour les besoins de la dramaturgie, l’acteur a d’ailleurs accentué le caractère réservé d’Armstrong, le faisant apparaître bien plus torturé et romantique. Car First Man est aussi le portrait d’un homme blessé, meurtri et hanté par la mort de sa fille (à ce titre, les quelques libertés que se sont autorisées les auteurs sont des faits non avérés, mais plausibles selon l’entourage). Durant cette aventure de plus de deux heures, Chazelle reste constamment à la hauteur de son héros taciturne et mélancolique, filmé au plus près de ses émotions. Un jeu entre l’intime et le spectaculaire qui tend davantage vers la poésie que le sensationnalisme, et trouve son apogée dans cette séquence lunaire, filmée en IMAX, d’une pureté hallucinante et absolument sublime.
2h 21mn Et avec Kyle Chandler, Jason Clarke, Corey Stoll, Patrick Fugit, Ciaran Hinds, Lukas Haas…

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BREAKING AWAY (La bande des quatre)

Invisible depuis presque quatre décennies, le teen movie mis en scène en 1979 par le réalisateur de Bullitt est à l’honneur dans les salles obscures ce mois-ci, grâce à une splendide version restaurée. L’occasion de (re) découvrir cette comédie sociale atypique, un film initiatique subtil, drôle et émouvant, porté par un quatuor de jeunes acteurs extrêmement attachants.

« He’s never tired, he’s never miserable.
– He’s young !
– When I was young, I was tired and miserable. »

 

Breaking Away (La bande des quatre)


Peter Yates
1979
En version restaurée dans les salles françaises depuis le 31 octobre 2018

A Bloomington, ville étudiante de l’Indiana, Dave (Dennis Christopher), Mike (Dennis Quaid), Cyril (Daniel Stern) et Moocher (Jackie Earle Haley) partagent leur temps entre les parties de baignade dans une carrière abandonnée et les filles, et ne savent toujours pas, un an après avoir quitté le lycée, ce qu’ils vont faire de leur vie. Pour ces quatre amis issus de la classe ouvrière, côtoyer les étudiants de milieux plus favorisés qui les prennent volontiers de haut, ne va pas sans mal. Lorsque Dave, passionné par l’Italie et le vélo, se met en tête de participer à la course cycliste organisée par l’université, les tensions montent…

En 2016, à la sortie de son Everybody Wants Some!!, portrait nostalgique de jeunes étudiants du début des eighties, Richard Linklater ne tarissait pas d’éloges à propos de Breaking Away. Pourtant, en 1980, trois nominations et l’Oscar du Meilleur scénario original n’ont pas suffi pour que le film de Peter Yates, rebaptisé en France La bande des quatre, obtienne en salles le succès auquel il pouvait prétendre. Boudé par le public à cette époque, le film a ensuite disparu durant des décennies. Il se révèle aujourd’hui dans toute sa splendeur et sa fraîcheur, intacte. C’est même avec un certain émerveillement qu’on découvre cette chronique sociale qui regorge d’humanité et d’humour. Bien qu’ancré dans son époque (la fin des seventies), Breaking Away possède une véritable dimension universelle, comme tous les films réussis sur le passage à l’âge adulte, tels La fureur de vivre ou American Graffiti, et son classicisme le rend presque intemporel. Il en émane un vrai parfum d’authenticité, dû au scénario quasiment autobiographique de Steve Tesich, qui fut étudiant à l’Université de Bloomington. Le personnage de Dave est directement inspiré d’un de ses camarades, Dave Blase, cycliste et féru de culture italienne, avec lequel il a même participé à des compétitions (Blase joue le speaker de la course dans le film). Le contexte économique de cette région de l’Indiana (fermetures d’usines, ici de la carrière), l’amertume des ouvriers licenciés et requalifiés, et les tensions entre les étudiants riches venus d’ailleurs et la jeunesse locale déclassée, surnommée dans le film  « Cutters » (les tailleurs de pierres), sont ainsi décrits avec acuité. Mais si Breaking Away apparaît aussi atypique, c’est également grâce à la personnalité de son réalisateur, Peter Yates. Le cinéaste britannique encensé de Bullitt a effectué la majeure partie de sa carrière aux Etats-Unis, mais il a fait ses classes en Angleterre auprès de Tony Richardson, à la grande époque du Free Cinema. On en retrouve dans le film certaines caractéristiques, dont un certain penchant pour le réalisme (on pense inévitablement à  La solitude du coureur de fond, réalisé par Richardson en 1962). Ici, pas de dramatisation forcée, pas de « glamourisation », pas non plus de bande-son truffée de tubes d’époque (Yates a opté pour la musique classique). Cette peinture de la jeunesse ne tombe dans aucun cliché. Tout en rêvant de vengeance sociale, les protagonistes ne sont pas vraiment rebelles, et leurs relations avec les adultes se règlent souvent avec bienveillance, et par des traits d’humour bon enfant. Enfin, si Breaking Away va bien au-delà de la thématique du sport, Yates a filmé toutes les scènes de vélo de main de maître, procurant au spectateur une sensation de vitesse inouïe, et la course finale, pleine de suspense, est, à elle seule, un petit bijou. De ce quatuor d’acteurs prometteurs, seul Dennis Quaid hélas obtiendra la notoriété. Dennis Christopher, qui campera le formidable cinéphile meurtrier de Fondu au noir (Fade To Black) en 1980, sera injustement sous-exploité par la suite. Daniel Stern sera cantonné à des comédies inégales, et Jackie Earle Haley aux personnages horrifiques. Les revoir ici éclatants de jeunesse rend ce film solaire et immensément attachant, encore plus précieux.
1h 41 Et avec Barbara Barrie, Paul Dooley, Robyn Douglass, Hart Bochner, P. J. Soles, Amy Wright…

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A noter qu’en 1980, le film sera décliné en une série télévisée homonyme, dans lequel Barbara Barrie et Jackie Earle Haley reprendront leur rôle (celui de Dave étant interprété par Shaun Cassidy). Breaking Away version TV ne durera qu’une saison (huit épisodes).

 

 

Everybody Wants Some!! critique AFAP