EMILIA PÉREZ

Trois ans après Leos Carax, réalisateur de l’audacieux Annette, Jacques Audiard réalise à son tour une comédie musicale, le genre le plus casse-gueule d’entre tous. Rien n’était gagné d’avance pour faire fonctionner l’histoire de ce transgenre au pays des narcotrafiquants, chantée en espagnol, mais tournée en grande partie en studio à Paris avec une distribution internationale. Non seulement c’est réussi, mais c’est très réussi. Pas de spoiler dans cet article.

 

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« Je ne reconnais pas ta voix…
– Seulement ma voix ? »

 

EMILIA PÉREZ

Jacques Audiard
2024
En salles depuis le 21 août

À Mexico, Rita (Zoe Saldaña), jeune avocate ambitieuse et douée, doit se contenter de mettre ses talents au service d’une justice plutôt encline à blanchir les criminels. Un soir, elle est kidnappée par les hommes de main d’un redoutable chef de cartel, Manitas Del Monte (Karla Sofía Gascón), qui lui fait une offre qu’elle ne peut refuser : il lui propose une fortune si elle l’aide à disparaître. En effet, décidé à se retirer des affaires, il aspire désormais à devenir une femme, ce qu’il a toujours rêvé d’être…

Pedro Almodovar, sors de ce corps ! Avec Emilia Pérez, Jacques Audiard laisse éclater son penchant pour le mélodrame qui, si on y réfléchit bien, imprègne déjà – dans une moindre mesure – ses films précédents. C’est un personnage de narcotrafiquant trans, découvert dans Écoute, roman de son ami Boris Razon, qui a inspiré ce projet au cinéaste. L’écrivain ne l’avait pas développé, mais Audiard en a fait son héroïne. Imaginé d’abord comme un opéra, Emilia Pérez s’est métamorphosé en comédie musicale. Non pas parce que le réalisateur de De battre mon cœur s’est arrêté ou du Prophète voulait s’essayer au genre, mais parce que c’était, selon lui, la seule façon de raconter cette histoire. De fait, on est ici dans la fable, le conte de fées, plus que dans un film social. Les critiques qui vilipendent le côté invraisemblable du récit n’ont qu’à aller se rhabiller. Tout cela est incroyable mais, dixit Antoine Doinel, « il y a des choses incroyables qui sont vraies ». Emilia Pérez commence comme un thriller puis mélange les genres avec maestria. On est transporté et époustouflé par la maîtrise de la mise en scène, sa fluidité et la manière dont les séquences chantées et dansées s’intègrent dans la narration. On pense à Annette, mais aussi aux Chansons d’amour de Christophe Honoré. Les chansons justement, signées Camille et son compagnon Clément Ducol, sont magnifiques. Les chorégraphies de Damien Jalet également. Actrice douée, Zoe Saldaña fait ici montre d’un vrai talent de danseuse. Elle n’a jamais été aussi impressionnante. Et que dire de Karla Sofía Gascón, bouleversante jusqu’au bout ; de Selena Gomez, incandescente ? Que toutes ces actrices, dont Adriana Paz (dans un rôle secondaire), aient été récompensées à Cannes, est tout à fait légitime. Ce film baroque et sensationnel a également remporté le Prix du Jury. On se dit que la Palme d’Or n’aurait pas été de trop.
2 h 10 Et avec Edgar Ramirez, Mark Ivanir, Eduardo Aladro, Emiliano Hasan, Magali Brito, Sébastien Fruit…

BRÈVE RENCONTRE (Brief Encounter)

Un homme et une femme, mariés chacun de leur côté et qui se croisent chaque semaine dans la même gare, tentent de résister à la tentation de l’adultère… Mise en scène avec une subtilité et une délicatesse fabuleuses par David Lean, cette adaptation d’une pièce de Noël Coward est un pur chef-d’œuvre. Redécouvrez-la d’urgence !

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« Tout a commencé un jour quelconque dans l’endroit le plus quelconque du monde : le buffet de la gare de Milford… »

  

BRÈVE RENCONTRE (Brief Encounter)

David Lean
1945
À visionner le 3 mai sur Arte et jusqu’au 1er juin 2021 sur Arte.fr
À dénicher, l’excellent coffret intitulé David Lean – Les premiers chefs-d’œuvre, paru chez Carlotta en 2011.

Au buffet de la gare d’une petite ville de la banlieue de Londres, où elle se rend chaque jeudi pour faire des emplettes et aller au cinéma, Laura (Celia Johnson) rencontre Alec (Trevor Howard), un médecin qui vient aussi le jeudi dans cette même ville, pour visiter ses malades à l’hôpital. À force de se croiser chaque semaine, ils finissent par entretenir une amitié complice. Mais ils sont tous deux mariés et leur relation devient de plus en plus délicate…

Quatrième et dernière collaboration de David Lean et Noël Coward, dramaturge anglais de génie, ce joyau emblématique du cinéma britannique de l’après-guerre est adapté de la pièce en un acte de Coward (Still Life), publiée neuf ans plus tôt. La mise en scène stylisée, subtile et très inspirée insuffle un incroyable romantisme à cette chronique du quotidien d’Anglais ordinaires, dont l’existence banale, orchestrée comme une horloge, bascule soudain dans le chaos. « En Angleterre, tout est permis, sauf ce qui est interdit »aurait déclaré Winston Churchill. La musique lyrique (de Rachmaninov surtout), langage à part entière, traduit judicieusement les émotions des protagonistes. Sublimée par la photo de Robert Krasker (chef opérateur du Troisième homme), cette histoire d’amour contrarié profite également du talent et de la justesse de ses deux interprètes principaux, le très charismatique Trevor Howard, et Celia Johnson (protégée de Noël Coward, qui se consacrera par la suite au théâtre), qui restitue d’un regard les tourments de son personnage. Trois fois nommé aux Oscars en 1946, ce mélodrame aux accents de réalisme poétique reste un chef-d’œuvre absolu.
1 h 26 Et avec Cyril Raymond, Stanley Holloway, Joyce Carey, Everley Gregg…

 

MA VIE AVEC JOHN F. DONOVAN

Illustrant l’adage selon lequel on est toujours prompt à détester ce qu’on a adoré, la sortie du nouveau Dolan a été pour le moins chahutée. Descendue en flammes au festival de Toronto en septembre dernier par la critique, quasi unanime à évoquer le premier faux pas du jeune prodige, cette première production à gros budget (et en anglais) du cinéaste québécois était un ratage annoncé (accumulation de retards, tournage chaotique, montage de quatre heures réduit à deux, toutes les scènes de la star Jessica Chastain coupées — son personnage ayant disparu de la version finale…). Son processus créatif complexe a failli avoir raison de la santé du réalisateur, habitué à gérer des productions plus modestes. Résultat, le film n’a pas trouvé de distributeur aux Etats-Unis. La France, heureusement, lui a tendu les bras. Verdict.

 

Debout peu importe le prix
Suivre son instinct et ses envies
Les plus essentielles
(Etienne Daho « Le premier jour du reste de ta vie »)

 

Ma vie avec John F. Donovan (The Death And Life Of John F. Donovan)

Xavier Dolan
2018
Dans les salles françaises depuis le 13 mars 2019

Douze ans après la mort prématurée de John F. Donovan (Kit Harington), star surmédiatisée de la télévision américaine, un jeune acteur (Ben Schnetzer) s’apprête à publier la correspondance qu’il avait entretenue, enfant, avec cette icône. A la journaliste plutôt sarcastique (Thandie Newton) qui l’interviewe, il raconte comment cette relation épistolaire a affecté leurs vies respectives…

Si Xavier Dolan n’existait pas, il faudrait l’inventer. Dans une époque gangrenée par le cynisme et la haine ordinaire, la candeur de ce cinéaste de vingt-neuf ans qui se fie à son intime conviction, sans peur du ridicule, a quelque chose de merveilleux. Ne pas aimer Ma vie avec John F. Donovan, c’est ne pas l’aimer lui, Dolan, qui s’y livre avec fougue, se souvient du petit garçon rêveur et passionné qu’il a été, vouant une adoration quasi obsessionnelle à ses idoles du petit écran, seule source de magie dans une existence un peu terne. Le Rupert Turner qui hurle d’extase devant l’épisode de sa série préférée, c’est Dolan gamin, fasciné par la saga Roswell, amoureux de son héros Jason Behr (qui ne l’était pas ?), et qui, à cette époque, écrivait à ses acteurs fétiches (il a récemment dévoilé une lettre restée sans réponse adressée à Leonardo DiCaprio). Alors oui, le film est bourré de défauts, à commencer par les dialogues d’une platitude étonnante (la palme revenant aux échanges entre les personnages incarnés par Thandie Newton et Ben Schnetzer). Ensuite, ce n’est pas tant l’impression de montage amputé qui dérange, mais un désagréable sentiment de déjà-vu (figures maternelles ambivalentes, scène chantée euphorique…). On déplore également la bande-son trop évidente et la superficialité de la dénonciation de l’hypocrisie en vigueur dans le monde du spectacle, qui se traduit par une avalanche de clichés édifiants. Pourtant, la magie opère. Le jeune Jacob Tremblay est ahurissant dans quasiment toutes ses scènes, et Natalie Portman, toute en retenue, est fabuleuse. Qui mieux que l’interprète du Jon Snow de Game of Thrones pouvait incarner une icône adulée, phénomène d’une génération et prisonnière de son image ? Un personnage qui émane un profond sentiment de solitude, rendu palpable par le jeu vibrant de Kit Harington. Et que dire de Susan Sarandon, bouleversante ? De Kathy Bates, impériale ? De Chris Zylka ? D’Amanda Karan ? Chose amusante, dans ce drôle de biopic sur sa propre vie, Dolan anticipe les critiques — la journaliste campée par Thandie Newton fait remarquer – avec méchanceté – que le sujet n’a que peu d’intérêt, que ce sont des malheurs de gosses de riches. Avec ses atours de roman-photo, Ma vie avec John F. Donovan est un film sous influences, celles d’un cinéaste excessif et attachant, façonné par la culture populaire (on notera le clin d’œil à My Own Private Idado) et qui ne craint pas de revendiquer son côté midinette dans un mélodrame à fois fragile et flamboyant (voir l’incroyable scène de retrouvailles sous la pluie). Douglas Sirk aurait adoré.
2h 02 Et avec Sarah Gadon, Emily Hampshire, Jared Keeso, Michael Gambon…