Il n’est pas aussi culte que Melville, révéré comme Sautet ou mythique comme Truffaut, mais, comme eux, de Broca avait du génie. Pour tous ceux qui sont nés, comme moi, dans les années 60 et ont été biberonnés à la télévision, il était le cinéaste de l’enfance. On lui doit des comédies d’aventures épatantes, dont le héros était souvent son copain Belmondo (Cartouche, L’homme de Rio, Le Magnifique…). Avec lui il y avait de l’action, du rire, du rocambolesque, et parfois, aussi, de la mélancolie. Durant toute sa carrière, le « cousin farceur de la Nouvelle Vague », ainsi que le surnomme le scénariste Jérôme Tonnerre, n’a eu de cesse de sublimer les femmes à travers ses actrices, les rendant, même (surtout) lorsqu’elles jouent les emmerdeuses, invariablement drôles et spirituelles. Qui n’est pas tombé sous le charme de Marthe Keller dans Les caprices de Marie, ou de Marlène Jobert dans La poudre d’escampette ? Si, à partir des années 80, ses films sont apparus plus inégaux, de Broca, solaire et généreux, restera le cinéaste populaire par excellence, dans le sens noble du terme. Avec ce livre truffé d’interviews paru en novembre aux éditions Neva (le titre est un clin d’œil au film Un monsieur de compagnie), Philippe Sichler et Laurent Benyayer, déjà auteurs d’une anthologie sur Jean-Pierre Mocky (chez le même éditeur), lui rendent un formidable hommage.
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Jean-Paul Belmondo et Françoise Dorléac dans L’homme de Rio (1964)
« Philippe de Broca a bien raison de ne jamais filmer ses personnages assis ou couchés mais cavalcadant à dix-huit images seconde, toujours en poursuite, toujours en fuite pour échapper à la pesanteur du monde moderne. » – François Truffaut
Philippe de Broca, un monsieur de comédie
De Philippe Sichler et Laurent Benyayer
Avant-propos de Jean-Paul Belmondo
Préface de Cédric Klapisch
Disponible aux Éditions Neva depuis novembre 2020
Inclus, un DVD consacré à la version inédite des 1001 nuits (destinée au petit écran et composée de quatre épisodes de 52 minutes)
Le mouvement, c’est bien ce mot qui définit le réalisateur de L’homme de Rio qui disait de lui-même « Je suis l’homme pressé, j’aime les choses rapides, j’aime tourner vite. L’arrêt, c’est la mort. C’est ma philosophie : la vie n’existe que par le mouvement. » Né en 1933 à Paris, le jeune de Broca ne rêve que d’aventures, de voyages et, très vite, de cinéma. Débrouillard grâce à ses années de scoutisme, il s’imagine metteur en scène de films de cape et d’épée. Un grand-père peintre, un père photographe… tout naturellement il approche le cinéma par le biais du métier de chef-opérateur. Il obtient « très facilement » son diplôme à l’École Technique de Photographie et de Cinéma de Vaugirard (aujourd’hui, École Louis-Lumière) et débute en tant que réalisateur de films industriels avant d’être happé par le service militaire. C’est alors la guerre d’Algérie, et Philippe de Broca fait ses armes dans la réalisation de films d’informations et de formation pour les jeunes recrues. Cette expérience le rendra définitivement antimilitariste, mais sera riche d’enseignements qu’il va très vite mettre à profit.
Gérard Blain et Jean-Claude Brialy dans Le beau Serge
En 1958, il est l’assistant-réalisateur de Claude Chabrol, qui tourne son premier long-métrage, Le beau Serge, et avec qui il devient ami. François Truffaut, autre jeune loup de la Nouvelle Vague, le sollicite pour gérer le plateau des Quatre cents coups. Mais c’est encore Chabrol qui permet à De Broca de sauter le pas. Il lui offre de produire son premier film, Les jeux de l’amour, avec le bondissant Jean-Pierre Cassel et Geneviève Cluny, auteure du scénario original. En 1960, en pleine Nouvelle Vague, cette comédie enjouée détonne. De Broca ne le sait pas encore, mais il est déjà écarté de la chapelle des « auteurs », ceux que les critiques des Cahiers du Cinéma encensent : « Il a continué d’incarner pour Les Cahiers un cinéma médiocre et populaire, et ce mépris a duré jusqu’à la fin. » dit le monteur Henri Lanoë, ami et collaborateur du cinéaste. Le temps a réparé cette injustice, le talent de De Broca a aujourd’hui été réévalué par la critique contemporaine et L’homme de Rio, croisement loufoque de Tintin et de La mort aux trousses d’Hitchcock, est unanimement considéré comme un chef-d’œuvre.
Françoise Dorléac et Jean-Paul Belmondo dans L’homme de Rio
Si dans les années 60-70, il n’est pas considéré par l’élite des critiques, De Broca n’en a cure : il enchaîne les succès, et surtout, il s’amuse (« Mon but est que les gens en aient pour leurs cinq cents francs lorsqu’ils entrent dans une salle de cinéma »). Il est cul et chemise avec le jeune Jean-Paul Belmondo, icône de la Nouvelle Vague, qu’il a rencontré sur le tournage de À double tour, de Chabrol. Après avoir révélé le talent comique de Jean-Pierre Cassel, l’alter ego de ses premiers films, de Broca se lie d’amitié avec Bebel. Les deux hommes partagent la même espièglerie, le même goût pour la déconnade et la faculté de rien prendre au sérieux, à commencer par eux-mêmes. « Je pourrais le suivre jusqu’au bout du monde » a déclaré l’acteur. Six films dont parmi les meilleurs du cinéaste en découleront : Cartouche, L’homme de Rio, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le magnifique, L’incorrigible, Amazone.
Philippe de Broca et Jean-Paul Belmondo sur le tournage du Magnifique (1973 – @ Droits réservés)
Mais De Broca aura également fait tourner le fleuron des acteurs français (Philippe Noiret, François Périer, Patrick Dewaere, Yves Montand, Jean Rochefort, Lambert Wilson, Jean-Pierre Marielle, Claude Brasseur, Victor Lanoux, Michel Piccoli…), les plus belles actrices (Catherine Deneuve, Marthe Keller, Françoise Dorléac, Marlène Jobert, Jacqueline Bisset, Annie Girardot, Claudia Cardinale, Ursula Andress, Jean Seberg, Sophie Marceau, Catherine Zeta-Jones, Valérie Kaprisky, Marie Gillain… ), a collaboré avec des scénaristes et dialoguistes hors pair (Daniel Boulanger, Michel Audiard, Jean-Paul Rappeneau, Jean-Loup Dabadie, Jérôme Tonnerre…), des musiciens de génie (Georges Delerue en tête). Ils sont quasiment tous présents dans ce livre pour évoquer la figure du réalisateur, révélant des facettes parfois inattendues de sa personnalité.
Philippe de Broca et Jacqueline Bisset sur le tournage du Magnifique (1973 – Photo Henri Lanoë)
Philippe de Broca et Annie Girardot sur le tournage de Tendre Poulet (1977- Photo Georges Pierre)
Philippe de Broca et Patrick Dewaere sur le tournage de Psy (1981 – Photo Étienne George)
Philippe de Broca, Sophie Marceau et Lambert Wilson sur le tournage de Chouans ! (1988 – Photo Jean-Pierre Fizet)
Celles qui ont partagé la vie de ce séducteur invétéré (Le cavaleur est le film qui lui ressemble le plus, même s’il s’en est défendu), témoignent aussi — Marthe Keller, Michelle de Broca, Alexandra de Broca… — et ses enfants : Alexandre, aujourd’hui chef décorateur et directeur artistique, ainsi que Jade et Chloé qui ont fondé en 2014 en Dordogne un festival de théâtre en plein air, le Théâtre du Roi de Cœur, dont le nom est hommage au film de leur père — Le roi de cœur (1966), celui qu’il préférait, et ironiquement l’un de ses plus grands fours.
« Je lui ai montré certains Bergman, un de mes cinéastes de chevet. Ça l’intéressait, sauf quand un plan de mouette dépassait les quarante secondes. Il explosait : “C’est trop long, il faut couper !” » – Marthe Keller
Ce livre monumental (336 pages) et richement illustré se consacre également à la filmographie, téléfilms inclus. À chaque œuvre, sa genèse, ses anecdotes, les témoignages de collaborateurs, des photos et documents rares et la réaction des critiques. En annexe, on peut découvrir un parcours sur le box-office, les projets inaboutis, les apparitions du cinéaste en tant qu’acteur et bien d’autres choses encore…
Philippe de Broca s’éteindra en 2004, à soixante et onze ans, quelques semaines après la parution de son dernier film, le sombre Vipère au poing, adapté du classique d’Hervé Bazin. Il est enterré à Belle-Île-en-Mer, en Bretagne. Sur sa sépulture, il est inscrit : « J’ai assez ri ! »
Photo by Patrick Robert/Sygma via Getty Images
« J’ai aimé son rire, son imaginaire, son extrême rigueur dans la loufoquerie, la gravité secrète que dissimulaient ses pirouettes. Nous étions une équipe, nous étions un duo, nous étions frères. »
Jean-Paul Belmondo (Novembre 2019)