NICOLAS GODIN, L’ART DU CONTREPOINT

Tous les cinéphiles le savent : sans la musique magique du groupe Air (Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel), The Virgin Suicides, le film culte de Sofia Coppola, n’aurait jamais eu la même grâce géniale, le même impact. Quelques mois après la réédition en coffret collector de la bande originale de The Virgin Suicides, et à l’occasion de la parution chez Because, cette semaine (le 18 septembre exactement), de Contrepoint, le premier album solo très réussi de Nicolas Godin, AFAP a eu envie d’en savoir plus. Cet esthète perfectionniste et dandy discret, qui partage avec le Suédois Jay-Jay Johanson et le Japonais Ryuichi Sakamoto la même virtuosité dans l’art de conjuguer l’ancien et le moderne, la mélancolie et la beauté, a répondu à quelques questions. A propos de la création de cette BO emblématique, de son album, de ses influences, de sa manière de travailler, et de ses goûts en matière de cinéma.

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Photo Mathieu Cesar

 

AFAP : En préambule à Virgin Suicides, comment s’est effectuée la rencontre avec Sofia Coppola ?

Nicolas Godin : Nous sommes allés à Los Angeles début 1998 pour tourner le clip de « Kelly Watch The Stars » et de « All I Need » (deux morceaux qui figurent, comme le fameux « Sexy Boy », sur l’album Moon Safari, publié en 1998 — NdA). Nous avons rencontré, par l’intermédiaire du réalisateur de films et de clips Mike Mills (qui partageait un bureau avec le frère de Sofia), toute la scène musicale de L. A. Et c’est lors d’une fête au Chateau Marmont, dans la suite de Mike, que nous avons fait la connaissance de Brian Reitzell, batteur incroyable, mais aussi music supervisor sur le film en préparation, The Virgin Suicides. Nous avons monté un groupe avec les musiciens de Beck pour partir en tournée, engagés Brian comme batteur, et à la fin des répétitions, nous avons organisé un concert pour les intimes dans notre local de répétition dans la Vallée. C’est là que nous avons rencontré Sofia pour la première fois. Le lendemain nous allions avec elle chez Paramount si je me souviens bien, pour voir les rushes.

AFAP : Vous a-t-elle donné des indications ou bien laissé carte blanche ?

NG : Carte blanche ! On recevait les rushes, à l’époque sur des VHS, et nous improvisions sur les images. Nous avions déjà l’idée de faire un album à partir de ces enregistrements, un album qui pourrait être écouté sans nécessairement voir le film. C’est la raison pour laquelle il y a plus de morceaux sur le disque que dans le film.

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AFAP : Quelle a été votre réaction en découvrant le film monté pour la première fois ? Etait-il à la hauteur de vos espérances ?

NG : Oui. Cela dit, j’ai été très surpris car c’est la première fois que je travaillais pour le cinéma, et j’ai compris ce soir-là l’art du montage. Les rushes étaient vraiment d’une noirceur extrême, et le film arrive souvent à trouver une certaine forme de légèreté assez éloignée du roman original. J’ai été assez déstabilisé. Si je me souviens bien, c’était au Festival de Cannes.

AFAP : Aviez-vous le sentiment en travaillant dessus, que ce film était « spécial », et qu’il serait culte pour toute une génération ?

NG : Non. Nous avions une forme d’innocence qui nous a préservés de toute forme de spéculation sur l’avenir du film. De plus, Sofia n’avait jamais fait de long-métrage. Comme de notre côté, nous n’avions jamais fait de musique de film, je crois qu’aucun d’entre nous n’a compris sur le moment que nous étions chacun de notre côté en train de concevoir un « classique ».

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AFAP : N’est ce pas une sorte de piège d’avoir signé d’emblée une BO si typée, qui fait que des réalisateurs qui sollicitent Air depuis, attendent généralement de vous quelque chose « à la Virgin Suicides ».

NG : C’est vrai ! Depuis, chaque fois que nous sommes approchés pour une BO, on nous demande de refaire « Highschool Lover », avec le piano et les accords de violons.

AFAP : Les allusions à la musique de film sont également nombreuses dans Contrepoint, relecture très pop et pertinente de Jean-Sébastien Bach… Diriez-vous que la musique de film est un peu le chaînon manquant entre la pop et le classique ?

NG : C’est exactement ça. La musique de film a rendu la musique classique abordable pour un public pas forcément mélomane. Cela dit, la pop a également pillé Bach par tous les bouts. Il n’y a qu’à entendre Procol Harum ou bien n’importe quel morceau de variété des années 70.

Nicolas Godin - Contrepoint Cover

AFAP : Œuvre solo, Contrepoint est toutefois une collaboration. Etes-vous directif ou « partageur » en studio ?

NG : Très directif, mais j’ai besoin de l’énergie des autres pour me nourrir. Je ne pourrais donc jamais faire un disque seul. Je suis une sorte de vampire, d’ailleurs je ne m’expose jamais au soleil. En revanche, je ne retiens que les idées qui vont dans mon sens. En cela, je ne suis pas très « souple ».

AFAP : Air a joué Virgin Suicides en concert et vous comptez emmener Contrepoint en tournée. Alors qu’on vous imagine sorcier de studio, considérez-vous la scène comme l’extension naturelle de votre travail ?

NG : Non, la scène est quelque chose de différent. C’est souvent l’album en moins bien, sauf lorsqu’on a affaire à des artistes charismatiques qui donnent la chair de poule dès qu’ils apparaissent sur scène. Ce n’est pas mon cas malheureusement, ce qui rend très compliqué la transposition sur scène de mes albums. J’arrive parfois à trouver une troisième voix pour que les gens passent un bon moment. En tout cas, à l’heure du streaming et de la musique dématérialisée, la scène est le dernier refuge pour ressentir le grand frisson. Je n’arrêterais donc jamais d’en faire. C’est une sensation unique au monde, et on peut devenir vite accro.

Nico 1Photo Thomas Humery

AFAP : Quelles sont vos trois BO de films préférées ?

NG : J’ai revu pas mal de Kubrick au cinéma cet été, et je me suis vraiment pris une claque avec les BO de 2001, l’odyssée de l’espace et Barry Lyndon (dans les deux films, le mariage des images et d’œuvres classiques telle que « Ainsi parlait Zarathoustra » de Richard Strauss pour 2001, l’odyssée de l’espace, a engendré des séquences mythiques — NdA).

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2001, l’odyssée de l’espace Bande-annonce

AFAP : Pour quels compositeurs de musique de films d’hier et d’aujourd’hui avez-vous le plus d’admiration ?

NG : Henry Mancini, John Barry, Ennio Morricone

AFAP : Quels sont les réalisateurs contemporains avec lesquels vous aimeriez particulièrement travailler ?

NG : Todd Haynes, Christopher Nolan, Paul Thomas Anderson…

AFAP : Dans certaines séries TV récentes, Peaky Blinders ou True Detective, la musique tient une place importante, au point d’être une sorte de marque de fabrique du show, et certains musiciens collaborent véritablement avec les créateurs de séries. Est-ce un concept qui vous plaît ?

NG : Oui ! J’adore les séries. J’ai fait pas mal de binge viewing (visionnage de plusieurs épisodes d’une même série à la suite- NdA) cet été. Je suis particulièrement attentif à la musique de séries et certaines sont remarquables.

AFAP : Y a-t-il des chefs-d’œuvre du cinéma qui, selon vous, n’ont pas eu la BO qu’ils méritaient ?

NG : Dans ce sens-là, je ne vois pas. En général, les chefs-d’œuvre fonctionnent à tous les niveaux.

AFAP : De même, connaissez-vous des mauvais films dont la BO est formidable ?

NG : Effectivement, ça arrive souvent, surtout lorsque les films sont datés ou ennuyeux. Il y a de trop nombreux exemples. Certains compositeurs cités plus haut ont fait énormément de séries B et c’est là-dedans qu’il faut chercher.

AFAP : Quels sont vos trois films préférés (indépendamment de leur BO) ?

NG : Waouh ! New York 1997 (Escape From New York) de John Carpenter, Victor/Victoria de Blake Edwards, Le nouveau Testament de Sacha Guitry.
Propos recueillis le 17 août 2015

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Kurt Russell dans New York 1997 (1981)

042-julie-andrews-theredlist  Julie Andrews dans Victor/Victoria (1982)

jacqueline-delubac-mondaine-modernem177022 Jacqueline Delubac dans Le nouveau testament (1936)

 

Articles connexes :

Extrait de Contrepoint (Because) de Nicolas Godin

CHRONIQUE DE L’ALBUM CONTREPOINT PAR JÉRÔME SOLIGNY SUR LES BRANCHÉS

 

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Contenu du coffret Collector Air 15ème anniversaire The Virgin Suicides paru le 15 juin 2015

CRITIQUE AFAP THE VIRGIN SUICIDES FILM

 

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Photo Mathieu Cesar

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Delphine et Muriel Coulin
2011

Elève d’un lycée de Lorient, Camille (Louis Grinberg) découvre à dix-sept ans qu’elle est enceinte suite à une aventure d’un soir. Curieusement, l’adolescente en tire une vraie fierté et décide de faire de cette grossesse un acte de rébellion ultime, contre sa mère toujours absente (Florence Thomassin), ses profs insipides, et la société tout entière. Sa détermination inspire ses copines qui se mettent toutes en tête de tomber enceintes à leur tour …

Comme Sofia Coppola en 1999 avec Virgin Suicides, Delphine et Muriel Coulin se sont inspirées d’un fait-divers pour parler de l’adolescence. Elles ont transposé à Lorient, leur ville d’origine, un fait édifiant survenu à Gloucester aux Etats-Unis (Massachusetts) en 2008. Jusqu’ici spécialisées dans le documentaire, les réalisatrices ont utilisé leur connaissance du terrain (chaque parcelle de plage, de rue, a été soigneusement choisie) pour ancrer le récit dans le réel. Qui sait ce qui se passe dans la tête des filles de 17 ans qui occupent le plus clair de leur temps à rêvasser dans leur chambre ? Le film, sensible et poétique, parvient à approcher au plus près ces créatures à la fois fragiles et déterminées, qui passent du rire aux larmes avec une facilité déconcertante et se délectent de serments éternels. Parce qu’elles s’ennuient, ne parviennent pas à se projeter dans l’avenir, mais aussi parce qu’elles trouvent que « c’est cool », et qu’elles se sentent soudain différentes ou importantes, les filles font ici le pari d’être enceintes en même temps, pour plus tard, élever leur progéniture ensemble. Ce rêve d’utopie exclut totalement les garçons, qui ne sont que les témoins impuissants d’un acte de folie qui les dépasse. Présenté dans la sélection de la Semaine de la critique à Cannes en 2011, le film, très inspiré et d’une justesse sidérante, même dans ses petits flottements, est un coup de maître. Il a remporté le Prix Michel d’Ornano 2011, qui récompense les premiers films français.

Rédigé pour Fnac.com en 2012

BANDE-ANNONCE

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VIRGIN SUICIDES

Sofia Coppola filmait en 1999 les désillusions de l’adolescence en adaptant le roman de Jeffrey Eugenides, et réalisait une ode à la jeunesse où beauté et mort étaient intimement mêlées. Sublimée par la musique de Air et la présence solaire de Kirsten Dunst, cette tragédie délicieusement pastel et mélancolique fut saluée dès sa parution à Cannes comme un film culte. Elle l’est toujours.

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« We knew the girls were really women in disguise, that they understood love, and even death, and that our job was merely to create the noise that seemed to fascinate them. »

 

Virgin Suicides (The Virgin Suicides)

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Sofia Coppola
1999

Dans le Michigan, en 1975, les cinq sœurs Lisbon aussi blondes qu’adorables font l’admiration des garçons du voisinage. Mais les adolescentes sont surveillées de très près par leur mère, stricte et austère (Kathleen Turner). Le suicide inexplicable de la plus jeune d’entre-elles va rapprocher les sœurs qui ne se remettront jamais de cette disparition prématurée. A peine un an après, elles rejoindront leur cadette dans la mort. Vingt-cinq années ont passé, mais les passions qu’elles avaient suscitées continuent à hanter la mémoire de quatre garçons qui tentent toujours d’élucider le mystère…

Annoncé comme un film culte avant même sa sortie, le premier long-métrage de Sofia Coppola avait tout pour agacer. Fille de Francis Coppola, actrice ou styliste selon les heures et les années, icône de l’art underground, égérie du groupe français Daft Punk, à l’époque compagne de Spike Jonze (réalisateur prodige déjanté de Dans la peau de John Malkovich), cette dilettante éclairée avait un peu trop d’atouts pour être honnête. Et pourtant, contre toute attente, elle a signé avec Virgin Suicides un film d’auteur inspiré, un coup de maître. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 1999, où il fit sensation, le petit bijou mit plus d’un an avant d’être projeté dans les salles alors que la bande originale, concoctée par le groupe Air, avait déjà fait son petit bonhomme de chemin depuis les bacs des disquaires. Ce contretemps interminable (et peu judicieux), dû à des désaccords entre les distributeurs et la jeune cinéaste, finit par émousser le buzz autour du film, et c’est dans une quasi indifférence qu’il fit son apparition devant le grand public en septembre 2000 (paru en avril précédent aux Etats-Unis, il fut affublé d’une interdiction aux moins de 18 ans, à cause de son sujet jugé trop dangereux). Adaptation du célèbre roman de Jeffrey Eugenides, dont Sofia Coppola s’était entichée au point d’écrire elle-même le scénario alors qu’il paraissait improbable à cette période qu’elle puisse en obtenir les droits, Virgin suicides évoque un instant de la vie de cinq magnifiques jeunes filles dans les années 70, qui se donnèrent la mort sans que jamais leur entourage ne comprenne vraiment les raisons de leur geste. En s’emparant du récit, la réalisatrice est allée bien au-delà d’une chronique de la jeunesse. Comme Diane Kurys en 1977 avec Diabolo menthe, Sofia Coppola a réussi à imprimer sur la pellicule l’essence même de ce qui caractérise souvent l’adolescence : la sensation douloureuse de quitter un paradis. Ce sentiment de perfection qui s’enfuit était ici conjugué avec une vision idéalisée et fantasmatique des seventies. Comme sur les photos de David Hamilton, où des jeunes filles diaphanes aux robes volantes sont assises dans des champs de fleurs, le film fétichise à l’extrême l’univers des filles. Si pour les garçons de leur âge, ces vierges apparaissent inaccessibles, ce n’est pas seulement à cause de l’éducation rigide de leur mère. C’est aussi parce que, si les filles savent tout des garçons, elles demeurent toujours un mystère pour eux. Dès l’ouverture, on est ébloui par les images du temps en suspens — les pelouses fraîchement tondues des jardins de cette banlieue du Michigan, le soleil filtrant entre les branches des arbres, les filles joliment inactives — et envoûté par le rythme lancinant, illustré à la perfection par la partition entêtante du groupe français Air, ainsi que par la voix-off (de Giovanni Ribisi) d’un des plus fidèles admirateurs des belles. Mais dans cette carte postale pastel et lisse, le malaise s’immisce comme une ombre menaçante, représenté par les ormes malades du jardin qu’il faut abattre, la disparition des grenouilles, et la puanteur provenant des algues du lac voisin… Les comédiens sont admirables (James Woods, à contre emploi, est étonnant). Le couple, trop beau pour être vrai, formé par Kirsten Dunst et Josh Hartnett est irrésistible. Sofia Coppola voulait faire ressembler son film à une chanson pop des seventies. Elle a réussi. Avec subtilité et sensibilité, elle a filmé du haut de ses vingt-sept ans un moment d’éternité, avec ce qu’il implique de plus beau, de plus pur, et de tragique. « La beauté est toujours liée à quelque chose de triste. »

LIRE L’INTERVIEW DE NICOLAS GODIN (AIR) SUR AFAP

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Chronique rédigée pour fnac.com en 2001