CAROL

D’une beauté et d’une délicatesse sidérantes, le mélodrame de Todd Haynes, adaptation d’un roman de Patricia Highsmith, sulfureux en son temps, a été unanimement salué par la critique, qui le place d’ores et déjà sur le podium des meilleurs films de 2016. Certes, Carol frise la perfection, mais c’est aussi son plus grand défaut. Elle tend en effet à n’en faire qu’un bel écrin pour des actrices constamment sublimées et tout en poses, qui peinent à insuffler de l’émotion, excepté par fulgurances.

Robe de chambre

 « Just when it can’t get any worse, you run out of cigarettes. »

 Carol
Magasin

Todd Haynes
2015 Dans les salles françaises depuis le 13 janvier 2016
Prix d’interprétation féminine (Rooney Mara) au Festival de Cannes 2015
Six nominations aux Oscars 2016

Au début des années 50 à Manhattan, à quelques jours de Noël, Thérèse (Rooney Mara), jeune vendeuse du rayon jouets d’un grand magasin, est fascinée par une cliente fortunée, belle et particulièrement élégante (Cate Blanchett) venue acheter un cadeau pour sa fille. Thérèse trouve un prétexte pour la revoir en lui faisant livrer la paire de gants qu’elle a oubliée sur le comptoir. Les deux femmes entament très vite une relation d’amitié ambiguë et nourrie d’admiration mutuelle. Mais tandis que Thérèse s’éloigne sans trop de difficulté de son petit ami (Jake Lacy), Carol, elle, doit se défaire d’un mari jaloux et possessif (Kyle Chandler)…

En 2002, dans Loin du paradis, brillant hommage de Todd Haynes à Douglas Sirk, un père de famille se débattait avec ses pulsions homosexuelles dans la société bourgeoise et conservatrice du début des années 50, tandis que pour se consoler, son épouse tombait amoureuse d’un jardinier noir. Treize ans après, Carol ramène en plein maccarthysme et narre les tribulations d’une grande bourgeoise, mère d’une petite fille, qui tente de s’échapper d’un mariage raté pour vivre en accord avec elle-même, ses sentiments et ses penchants saphiques. Elle succombe au charme de Thérèse, ingénue timide et mystérieuse, comme « tombée du ciel » et qui semble ne pas avoir froid aux yeux. Mais en 1953, l’homosexualité est considérée comme illégale aux Etats-Unis (elle l’est encore dans de nombreux pays) et les passions de Carol peuvent lui valoir des sérieux ennuis. Comme le roman quasi-autobiographique de Patricia Highsmith duquel il est inspiré (la romancière l’a d’abord publié sous un pseudonyme en 1952), le film adopte le point de vue de Thérèse, qui observe avec fascination, comme une icône, cette femme plus âgée qu’elle et plus expérimentée. Son parfum, son vernis à ongle impeccable, ses poses lascives, son regard perdu, sa façon de tenir sa cigarette, de rejeter ses cheveux en arrière… tout chez Carol émerveille la jeune fille, vendeuse par défaut et aspirante photographe. Thérèse suit son instinct et se laisse entraîner dans cette histoire sans savoir exactement ce qu’elle en attend. Le réalisateur du cultissime Velvet Goldmine filme le rapprochement, à pas feutrés, de ces deux femmes avec une délicatesse qui tend au fétichisme, et sa mise en scène astucieuse confère au récit un caractère imprévisible. Tourné en Super 16 avec un grain très vintage, et élégamment souligné par la musique de Carter Burwell et le jazz de l’époque, Carol transporte dans les peintures d’Edward Hopper et les photos des années 50, de Saul Leiter ou Ruth Orkin. Les touches de couleur vives sont éblouissantes. Dans la continuité de Blue Jasmine, Cate Blanchett fait une Anna Karénine des 50’s touchante et remarquable, et dame le pion à sa partenaire Rooney Mara, qui, sous ses faux airs d’Audrey Hepburn (et de Jean Simmons aussi), reste un peu trop souvent impénétrable. C’est aussi le reproche que l’on peut faire à cette œuvre un peu figée, un peu trop feutrée, qui manque de fièvre et de passion, d’élans de vie et de révolte (seul le personnage de l’époux éconduit, campé avec justesse par Kyle Chandler, semble être fait de chair). La scène finale, en revanche, est si magnifique qu’elle absout définitivement le film.
1 h 58 Et avec Jake Lacy, Sarah Paulson, Cory Michael Smith, John Magaro…

BANDE-ANNONCE

Thérèse
Noel
Danse
Kylie
p_704123
file

Sarah
Fille
Pleurs
Rooney-Mara-Carol
Dehors

ETTORE SCOLA : HOMMAGE

Il était le dernier représentant de l’âge d’or du cinéma italien. Ces fameuses années 60 et 70, quand les réalisateurs transalpins rivalisaient d’audace et d’excellence, et jouissaient d’une formidable liberté de ton. La liste de leurs noms donne le vertige : Fellini, Antonioni, De Sica, Risi, Bolognini, Visconti, Zurlini, Petri, Comencini… L’Italie était alors un véritable « laboratoire social » et la comédie « à l’italienne » son meilleur ambassadeur. Réalisateur engagé à gauche, Ettore Scola, décédé le 19 janvier dernier à Rome, à l’âge de 84 ans, laisse derrière lui une quarantaine de films nourris de ses préoccupations politiques et sociales, empreints d’un profond humanisme. Cinéaste de la comédie humaine, passé maître dans l’art de marier le grotesque et la beauté, le cynisme et l’émotion, le réalisateur, qui se définissait comme un « pessimiste gai », a d’abord été un scénariste inspiré (il a notamment signé le scénario du génial Le fanfaron, de Dino Risi) avant de passer derrière la caméra, sous l’impulsion de son ami Vittorio Gassman. On lui doit, entre autres, Drame de la jalousie, Les nouveaux monstres, La terrasse, La nuit de Varennes, Passion d’amour, Le bal, mais aussi et surtout ces trois chefs-d’œuvre absolus : Nous nous sommes tant aimés!, Affreux, sales et méchants et Une journée particulière, qui quarante ans après, n’ont rien perdu de leur pertinence.

Ettore

 

Nous nous sommes tant aimés! (C’eravamo tanto amati)

Nous

Ettore Scola
1974

Engagés dans la résistance, le bourgeois Gianni (Vittorio Gassman), l’intellectuel Nicola (Stefano Satta Flores) et le prolétaire Antonio (Nino Manfredi) rêvent d’un monde nouveau. A la libération, les trois amis se séparent. Mais, bien que différents, leurs chemins vont pourtant les amener à aimer la même femme (Stefania Sandrelli) et à perdre peu à peu toutes leurs illusions…

Chef-d’œuvre d’Ettore Scola paru en 1974, Nous nous sommes tant aimés est un chassé-croisé de l’histoire personnelle de trois hommes avec l’histoire de l’Italie (de 1944 à 1974) et celle du cinéma. Cette œuvre magnifique, émouvante et drôle, évoque avec une justesse confondante les illusions perdues de la génération de l’après-guerre, qui en s’enlisant dans le mirage du bien-être économique, a fini par trahir ses idéaux. « On voulait changer le monde, mais c’est le monde qui nous a changés. » Magistralement interprété, le film rend également un hommage vibrant au cinéma italien, et notamment à Vittorio De Sica auquel l’œuvre est dédiée, ainsi qu’à Federico Fellini. Le film a obtenu le César du Meilleur film étranger en 1977.
Rédigé pour Fnac.com en 2004

Sommes
aimés

 

Affreux, sales et méchants (Brutti, sporchi et cattivi)

affreux

Ettore Scola
1976
Prix de la mise en scène au Festival de Cannes

Dans un bidonville de la banlieue de Rome, les quinze membres de la famille Mazatella vivent dans la même petite baraque vétuste, au crochet du patriarche Giacinto (Nino Manfredi). Ce dernier, misanthrope et méchant, ne supporte plus ces parasites qui n’aspirent qu’à lui dérober son magot d’un million de lires, que lui a valu un accident de travail…

A l’origine, Ettore Scola souhaitait tourner un documentaire sur les bidonvilles de Rome, en complément du travail réalisé par Pier Paolo Pasolini dix ans auparavant dans Accatone, film dans lequel le cinéaste évoquait le génocide d’une population d’immigrés du sud de l’Italie, attirée par la société de consommation des grandes villes. Si Pasolini (qui devait faire la préface d’Affreux, sales et méchants, mais fut assassiné avant d’avoir pu la réaliser) s’était intéressé à la mort d’une culture, Ettore Scola s’attache ici aux conditions de vie de ces pauvres hères qui croupissent dans des bidonvilles, subsistant grâce au vol et à la prostitution. Le cinéaste a filmé ces marginaux véritablement affreux, sales et méchants avec un réalisme et une pertinence tels que cette œuvre de fiction drôle et grinçante est apparue en 1976 extrêmement dérangeante. Elle l’est encore…
Rédigé pour Fnac.com en 2004

Sales

 

Une journée particulière (Una Giornata particolare)

Journée

Ettore Scola
1977

Le 8 mai 1938, la population de Rome, en liesse, est dans la rue pour assister au défilé et à la cérémonie de la rencontre historique entre Hitler et Mussolini. Mais dans un immeuble d’un quartier populaire déserté par ses occupants, Antonietta (Sophia Loren), épouse d’un fonctionnaire fasciste et mère de six enfants consacrés au Duce, et Gabriele (Marcello Mastroianni), intellectuel homosexuel récemment licencié et menacé de déportation, vont se rapprocher…

Même si, en 1977, la Palme d’or à Cannes lui a échappé (au profit de Padre Padrone, des frères Taviani), Une journée particulière est un incontestable chef-d’œuvre et probablement l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Ettore Scola avait six ans et demi lors de cet événement de 1938 auquel il a participé et qui a marqué sa mémoire, et qui sert de toile de fond à cette rencontre de deux solitudes, de deux victimes d’un régime autoritaire et liberticide. Le film marque aussi la huitième rencontre à l’écran de deux monstres sacrés et complices de longue date. Sans fards et les yeux cernés, Sophia Loren, loin de son glamour habituel, y est étonnante et trouve ici l’un de ses plus rôles face à un Marcello Mastroianni (le rôle lui a valu une nomination à l’Oscar), lui aussi à contre-emploi et au sommet de son art. La confrontation de ces deux êtres que tout sépare en apparence, mais inexorablement attirés l’un vers l’autre, permet au cinéaste de disséquer l’idéologie fasciste dans toute son aberration, ce qui engendre souvent chez Gabriele, journaliste homosexuel intelligent et amer, des pointes d’humour et d’ironie inattendues. « Ce n’est pas le locataire du 6ème étage qui est anti-fasciste, c’est plutôt le fascisme qui est anti-locataire du 6ème étage ». Accompagné par la retransmission des festivités et des hymnes militaires qui émanent de la radio du concierge dans la cour, ce huis clos à la fois solaire et désespéré, filmé avec une infinie sensibilité, est transcendé par la photo, magnifique, de Pasqualino De Santis, chef opérateur, entre autres, de Mort à Venise.

Sophia

 

LES HUIT SALOPARDS (THE HATEFUL EIGHT)

« Pseudo-western », « creux », « bavard », « plombant », « qui tourne à vide », « ennuyeux »… Le nouveau cru de Quentin Tarantino a suscité une rafale de blâmes de la part des critiques (avec la même virulence déployée pour encenser récemment ce navet improbable, l’adaptation affligeante par Joann Sfar de La dame dans l’auto avec un fusil qui a dû faire se retourner Sébastien Japrisot dans sa tombe). Bien évidemment, ils sont à côté de la plaque : Les huit salopards est un petit bijou, une œuvre majeure, ultra-stylisée, certes, mais parfaitement ciselée par un cinéaste cinéphile et intelligent, qui n’en finit plus d’explorer ses obsessions et fantasmes. Et lorsqu’on aime le cinéma, le spectacle est tout simplement jouissif.

 

Kurt Russ

« Now Daisy, I want us to work out a signal system of communication. When I elbow you real hard in the face, that means : « Shut up ! »

  

Les huit salopards (The Hateful Eight)

Neige

Quentin Tarantino
2015 (sur les écrans français depuis le 6 janvier 2016)

Au cœur des montagnes enneigées du Wyoming, peu après la guerre de Sécession, une diligence mène John Ruth (Kurt Russell), chasseur de primes notoire, et sa prisonnière Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh) à Red Rock, où il compte bien la faire pendre. Alors que la tempête menace, ils croisent sur leur route le Major Marquis Warren (Samuel L. Jackson), un ex-soldat de l’Union devenu chasseur de primes, puis Chris Mannix (Walton Goggins), ex-renégat et nouveau shérif de Red Rock. Malgré sa méfiance, John accepte de les laisser monter à bord. Le blizzard les oblige à faire halte au relais de poste de Minnie. Mais en arrivant sur place, les trois hommes constatent que d’autres voyageurs les ont précédés…

Trois ans après le sensationnel Django Unchained, Quentin Tarantino explore à nouveau les rancœurs de l’Amérique raciste via le prisme fabuleux du western. La guerre de Sécession s’est achevée, mais les deux camps n’ont pas fini de régler leurs comptes. « When niggers are scared, that’s when white folks are safe. » dit Chris Manning. Introduit par un long plan sur le paysage enneigé dominé par un Christ en croix, magnifié par le format Ultra Panavision 70 mm à l’ancienne et la musique d’outre-tombe d’Ennio Morricone, Les huit salopards revêt l’allure d’un opéra en six actes. Il en a même le livret. Il dure deux heures et quarante-huit minutes. Autant dire que le cinéaste a pris son temps et peaufiné les préliminaires pour installer le climax et asséner le coup de grâce. « Let’s slow it down, let’s slow it way… down. » dira le Major Warren pour ralentir la cadence quand les choses s’emballeront. Un Tarantino, ça se mérite et ça se déguste. Chaque réplique est appuyée. Rien n’est laissé au hasard. A chaque entrée en scène d’un personnage, le danger guette. Toutes ces figures douteuses (de truands, vétérans, psychopathes et péquenauds mêlés), campées par une brochette d’acteurs aux petits oignons, y vont de leurs discours, anecdotes truculentes et aphorismes, sans que l’on puisse jamais distinguer la vérité du mensonge. L’imminence d’un dérapage rend la tension palpable. Ce petit monde s’observe, se jauge. Qui déclenchera les hostilités ? Comme dans Reservoir Dogs (auquel Tim Roth et Michael Madsen renvoient immanquablement), c’est à un jeu de masques que se livrent les protagonistes du film, la parole aussi affûtée que la gâchette. On a beaucoup parlé de l’empreinte de The Thing, de John Carpenter, lui aussi film d’horreur en huis clos, mais s’il est une autre influence évidente, c’est bien l’épatante série Justified, d’après feu Elmore Leonard (on sait que Tarantino a pour projet d’adapter Forty Lashes Less One, du maître du polar américain déjà à l’origine de Jackie Brown), et cela n’aura échappé à aucun fan de la saga. L’excellent Walton Goggins, nouveau venu dans la famille tarantinienne, en est justement l’un des héros. Dans Justified aussi, renégats et flics ont de la tchatche, un accent à couper au couteau, et les dames du répondant. Car l’unique femme ici ne fait pas dans la dentelle, excepté lorsqu’elle prend la guitare dans cette séquence surréaliste, pour entonner « Jim Jones At Botany Bay », chanson traditionnelle australienne, moment de poésie inattendu avant la chute inexorable et le bain de sang. La photo magnifique signée du fidèle Robert Richardson, qui renvoie à l’imagerie du « western sous la neige », un genre en soi, (Le grand silence et La chevauchée des bannis en tête), achève de rendre ce film de vengeance tendu, grand-guignolesque et violent, totalement éblouissant.
Et avec Demian Bichir, James Parks, Zoë Bell, Lee Horsley, Dana Gourrier, Channing Tatum…

BANDE-ANNONCE

affiche

huitsalopards-3
WaltonMichaelTimEightJenny
Damian
Bruce
Dos à dos
Sammy