Après s’être emparé avec brio du Blade Runner de Ridley Scott, le temps d’un remake époustouflant, le Québécois Denis Villeneuve a relevé le défi d’adapter le roman de science-fiction culte de Frank Herbert, sur lequel Alejandro Jodorowsky et David Lynch se sont respectivement cassé les dents en 1975 et 1984. Résultat : la critique crie au chef-d’œuvre et les fans du livre sont aux anges. Verdict : (sans spoilers)
(Click on the planet above to switch language.)
« Dreams make good stories, but everything important happens when we’re awake. »
DUNE
Denis Villeneuve 2021
Dans les salles depuis le 15 septembre 2021
En 10191, sur la planète Caladan, le puissant duc Leto Atréides (Oscar Isaac) se voit confier par l’Empereur la mission de prendre la gestion de la planète Arrakis, jusqu’alors aux mains de la Maison Arkonnen, ennemis héréditaires des Atréides. Arrakis, planète de sable, surnommée Dune par ses habitants autochtones, est la seule sur laquelle on peut extraire l’Épice, une substance aux propriétés miraculeuses et, surtout, indispensable à la navigation interstellaire. Leto se méfie de ce contrat de dupes, mais il ne peut refuser. Il emmène ses meilleurs guerriers, sa compagne (Rebecca Ferguson), qui possède de mystérieuses aptitudes mentales, et leur fils Paul (Timothée Chalamet). Formé à l’art du combat, ce dernier commence également à développer les mêmes capacités psychiques que sa mère…
Le problème du Dune de Villeneuve, c’est qu’il arrive après Star Wars. George Lucas a tellement emprunté à l’œuvre de Frank Herbert, écrite au milieu des années 60, que les similitudes de ce Dune avec les films de l’épique franchise (sans compter la série Le Mandalorian), dans la forme et même le fond, sont légion (un jeune élu, des pouvoirs psychiques, une planète désertique, un empereur…). Le choix du directeur photo, Greig Fraser, au lieu de l’habituel Roger Deakins, était également risqué : l’homme a travaillé sur Rogue One et Le Mandalorian. Les fans de la saga intergalactique auront inévitablement une impression de « déjà-vu ». On serait à peine surpris de voir apparaître Bébé Yoda dans un coin de l’écran. Denis Villeneuve, fan du livre depuis l’adolescence, a déclaré lui-même qu’il considérait son film comme un « Star Wars pour adultes ». L’univers complexe et riche du conte philosophique d’Herbert, qui mêle conflits de pouvoirs, tragédie familiale, mysticisme, ésotérisme, géopolitique et écologie, est ici abordé avec limpidité, sobriété voire simplicité. Contrairement à l’adaptation de David Lynch, foutraque et « barrée » (reniée par son réalisateur et aujourd’hui réhabilitée), ce nouveau Dune est un film volontairement humble, d’une grande lisibilité et efficace. Il s’adresse à toutes les générations, aux initiés comme aux néophytes. Blockbuster certes, mais blockbuster d’auteur, ce space opera est consacré à la première partie du roman de Frank Herbert (la mise en chantier du deuxième épisode dépendra du succès de celui-ci). Il se focalise sur le personnage romantique et torturé de Paul Atréides, campé par un Timothée Chalamet égal à lui-même : totalement habité, à la fois juvénile et impérieux. L’acteur « au charisme de rock star », dixit Villeneuve, est l’atout majeur de ce récit initiatique aux accents de drame antique. Oscar Isaac, Jason Momoa et Josh Brolin sont également épatants en figures héroïques, et Rebecca Ferguson est ambiguë à souhait. Porté par la musique de Hans Zimmer, lui aussi admirateur de la première heure de l’œuvre originale (on notera, dans la bande-son, les clins d’œil à son maître Ennio Morricone), Dune est un spectacle magnifique, mais un peu lisse. Les combats sont épiques, les vaisseaux vrombissent, le sable tourbillonne… C’est de la belle ouvrage, où chaque paysage, chaque plan impressionne. Il y manque juste un brin de folie, celui-là même qui aurait fait de cette monumentale adaptation le chef-d’œuvre espéré. 2 h 35. Et avec Zendaya, Stellan Skarsgård, Javier Bardem, Chen Chang, Dave Bautista, Charlotte Rampling, Stephen McKinley Henderson…
Côté stars, ce n’était pas l’affluence des grandes années, mais les cinéphiles sont malgré tout venus en nombre découvrir nouveautés et premières de la sélection de Bruno Barde. En cette deuxième année de pandémie, soumise au passe sanitaire et au port du masque, cinquante-trois films étaient proposés, dont treize en compétition. La sélection L’heure de la Croisette, sous l’égide de Thierry Frémaux, a repris quelques œuvres déjà présentées à Cannes, et Fenêtre sur le Cinéma Français a dévoilé, en avant-premières, les productions attendues dans les mois à venir, tel L’amour, c’est mieux que la vie, de Claude Lelouch, annoncé en salle pour le début de l’année prochaine. Le jury de cette 47ème édition était présidé par Charlotte Gainsbourg. Johnny Depp était l’invité d’honneur. Michael Shannon, Oliver Stone et Dylan Penn (fille de Sean et Robin Wright) ont été distingués, et le ciel s’est assombri une seule fois, à l’annonce, le lundi 6 septembre, de la disparition de Jean-Paul Belmondo.
(Click on the planet above to switch language.)
FILM D’OUVERTURE PREMIÈRE
« You sound very American right now ! – Good ! I am ! »
STILLWATER ****
Tom McCarthy 2021 En salles le 22 septembre 2021
Bill Baker (Matt Damon) est foreur de pétrole à Stillwater, Oklahoma. Entre deux contrats, il décide d’aller rendre visite à sa fille, Allison (Abigail Breslin, l’inoubliable héroïne de Little Miss Sunshine), incarcérée au Baumettes à Marseille pour le meurtre de sa colocataire étudiante, avec qui elle entretenait une liaison. Au parloir, la jeune fille, qui clame son innocence, lui donne une lettre en le suppliant de la remettre à son avocate. Bill, qui ne comprend ni ne parle le français, trouve de l’aide auprès de sa voisine de chambre (Camille Cottin) à l’hôtel où il est descendu, une comédienne qui élève seule sa petite fille (Lilou Siauvaud)…
On doit à Tom McCarthy le formidable Spotlight, Oscar du Meilleur film et Meilleur scénario en 2016. L’idée de Stillwater lui traînait alors déjà dans la tête. L’arrivée au pouvoir de Trump et la rencontre de deux scénaristes français lui ont donné l’impulsion qui lui manquait. Si, au départ, Stillwater s’inspire très librement de l’affaire Amanda Knox, survenue à Pérouse en 2007 (l’étudiante américaine avait été accusée du meurtre sauvage de sa colocataire, l’Anglaise Meredith Kercher), qui avait tourné en une incroyable saga judiciaire, le film va bien au-delà du film d’enquête. Mélodrame, thriller, choc des cultures, romance… le mélange des genres fonctionne plutôt bien grâce au scénario très abouti coécrit par TomMcCarthy, Marcus Hinchey et les Français Thomas Bidegain et Noé Debré (collaborateurs de Jacques Audiard). Deux pays, deux visions. Ainsi, si on peut trouver que le personnage du roughneck (à ne pas confondre avec redneck) incarné par Matt Damon, casquette vissée sur les yeux, qui écoute de la musique country et qui donne du « Yes Ma’am » en veux-tu en voilà, sonne un peu cliché, il correspond à une réalité et résulte d’une enquête de terrain réalisée par le cinéaste. Plonger cet homme taciturne dans l’effervescence de la cité phocéenne a forcément quelque chose de savoureux. Camille Cottin, en improbable comédienne de théâtre, bohème et généreuse, est excellente, et la petite Lilou Siauvaud est craquante à souhait. Superbement photographié par Masanobu Takayanagi (Hostiles, Les brasiers de la colère…), Stillwater s’inscrit dans la tradition du grand film populaire. On rit, on s’émeut… Quant à la séquence tournée au stade Vélodrome de Marseille, durant un affrontement OM-Saint-Étienne, rarement ambiance de match de foot n’aura été si aussi spectaculaire au cinéma. 2 h 19 Et avec Moussa Maaskri, Idir Azougli, Anne Le Ny, Deanna Dunagan, Bastien d’Asnières…
*********************
PREMIÈRE
CITY OF LIES **
Brad Furman 2018 En salles aux États-Unis en mars 2021, paru en DVD en juin 2021 en France
En 2018, le journaliste du Los Angeles Times Jack Jackson (Forest Whitaker) est mandaté pour écrire un article sur le l’assassinat de la star du rap Christopher Wallace, alias The Notorious B.I.G., perpétré en 1997, quelques mois après celui du rappeur concurrent Tupak Shakur. Pour y voir plus clair, il entreprend de rencontrer Russell Poole (Johnny Depp), le policier désormais à la retraite qui a suivi l’affaire à l’époque, et qui, bien décidé à faire éclater la vérité, continue à enquêter officieusement…
Un vrai sac de nœuds ! Adapté de l’enquête du journaliste Randall Sullivan, The LAbyrinth, nominé en 2002 pour le Prix Pulitzer, City Of Lies a vu sa date de sortie repoussée à plusieurs reprises, vraisemblablement à cause des ennuis judiciaires de Johnny Depp. Le film met surtout en évidence les liens pernicieux entre le monde du rap (via le fameux label Death Row Records et son cofondateur Suge Knight) et la police de Los Angeles, alors corrompue jusqu’à l’os. Influencé par le Zodiac de David Fincher, le thriller est ponctué de séquences fortes, comme la reconstitution du meurtre de Biggie, mais les nombreux allers et retours dans le passé, l’incursion de séquences d’archives et la multiplicité des personnages impliqués (on ne sait plus à la fin qui est corrompu ou pas…) finissent par nous laisser au bord du chemin. Le réalisateur Brad Furman a su être bien plus efficace dans La défense Lincoln ou Infiltrator. C’est d’autant plus dommage que Johnny Depp, sobre et excellent, trouve là son meilleur rôle depuis longtemps. 1 h 52 Et avec Toby Huss, Dayton Callie, Shea Whigham, Michael Paré, Xander Berkeley, Peter Greene, Neil Brown Jr, Voletta Wallace…
*********************
PREMIÈRE
« You have to be the stranger poker player I never met. – Oh you have no idea… »
THE CARD COUNTER ****
Paul Schrader 2021 Attendu dans les salles françaises en décembre 2021
Ex-interrogateur militaire à Abou Ghraib, William (Oscar Isaac) a purgé dix ans de prison pour actes de torture. Il y a trouvé une sorte d’apaisement et a appris à compter les cartes. Depuis sa sortie, il va de casino en casino et fait usage de son nouveau savoir-faire au poker, remportant des sommes modestes pour ne pas attirer l’attention. Un jour, un jeune homme (Tye Sheridan) l’aborde et lui demande de l’aide pour se venger du militaire qui a provoqué le suicide de son père. L’instructeur en question (Willem Dafoe) est aussi celui qui a valu à William ses années de prison…
Du Paul Schrader pur jus. Spécialiste des êtres fracassés, hantés par un passé douloureux, en quête de rédemption, le cinéaste habité par la religion, réalisateur, entre autres, d’American Gigolo, Light Sleeper et scénariste de Taxi Driver, brosse à nouveau le portrait d’un homme abîmé. William s’impose au quotidien une routine et une discipline de fer pour ne pas sombrer. Coproduit par Martin Scorsese, le film, presque clinique, épouse totalement l’attitude de son héros, jouant sur la monotonie des décors de casinos interchangeables, des chambres de motels, des routes de nuit. La figure du jeune Cirk comme celle de La Linda (excellente Tiffany Haddish), directrice d’une agence de joueurs de poker avec laquelle William tisse un vrai lien d’amitié, sortent par endroits le film de sa léthargie. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette lancinance, est, dans la forme, magnifique. La musique hypnotique de Robert Levon Been et la photo d’Alexander Dynan y contribuent grandement. Quant à Oscar Isaac, il campe à merveille cet homme solitaire et impénétrable, qui ne dévoile son jeu qu’à la toute fin, inattendue et implacable. 1 h 51 Et avec Bobby C. King, Alexander Babara, Ekaterina Baker…
*********************
COMPÉTITION
THE LAST SON **
Tim Sutton 2021 Prochainement
À la fin du XIXe siècle, dans le Montana, Isaac Lemay (Sam Worthington), hors-la-loi vieillissant, réputé pour être l’un des plus grands tueurs d’Indiens et convaincu que le mal coule dans ses veines, est l’objet d’une terrible prophétie de la part d’un chef Cheyenne : il mourra de la main d’un de ses enfants. Pour déjouer le sort, il part à la recherche de ses descendants, avec l’intention de les éliminer, un par un…
Une grosse déception. Tim Sutton (Donnybrook) avait déclaré dans son petit discours de présentation ne pas être particulièrement fan de western. Son envie de filmer des grands espaces lui est venue durant le confinement et à la lecture du scénario de Greg Johnson, sorte de condensé de tous les ingrédients du genre autour du mythe de Cronos. De fait, tous les clichés sont réunis dans The Last Son, sombre, ultra-violent, mais un tantinet inepte. Le suspense autour de la prophétie funeste est désamorcé très vite. Les personnages sont mal exploités (peu de dialogues), et la manière dont le réalisateur filme les scènes clés donne l’impression qu’il n’a jamais vu un western de sa vie (Rio Bravo, au hasard…). Formellement, en revanche, cette chasse à l’homme impressionne. On frissonne devant le spectacle des montagnes enneigées et des paysages glacés. Heather Graham en prostituée au grand cœur, le rappeur Machine Gun Kelly en tueur détraqué et Thomas Jane, en shérif intègre, occupent indéniablement l’écran. Le montage très cut, le rythme dynamique et l’utilisation de la musique, anachronique, accentuent la modernité de ce néowestern cruel, intense, mais qui reste trop maladroit. 1 h 36 Et avec Alex Meraz, Bates Wilder, David Silverman, Kim DeLonghi, Emily Marie Palmer, James Landry Hébert…
*********************
COMPÉTITION
« I think there is something in my house. »
LA PROIE D’UNE OMBRE (The Night House) ***
David Bruckner 2020 Dans les salles françaises le 15 septembre 2021
Beth (Rebecca Hall) vient de perdre brutalement son mari, dont elle était très amoureuse. Elle se retrouve seule dans la maison isolée qu’il avait construite pour elle, au bord d’un lac entouré de forêts. Une nuit, elle est réveillée par un bruit épouvantable, et sent une présence diffuse dans la maison. Alors que ses amis l’exhortent à ne pas rester seule, Beth commence à fouiller dans les affaires de son défunt époux, résolue à percer le secret de toutes ces manifestations et visions étranges qui l’assaillent…
J’adore mon mari. Malgré tout, s’il prenait l’envie à son fantôme, pour m’interpeller, de mettre sur la platine un morceau de Deep Purple à plein volume à quatre heures du matin, j’apprécierais moyennement la plaisanterie. Pas l’héroïne de ce film, qui persiste à subir la nuit des assauts venus de l’au-delà, pour se rapprocher de l’homme dont elle ne parvient pas à faire le deuil, quitte à prendre des risques inconsidérés. Curiosity kills the cat. La proie d’une ombre, bien mieux servi par son titre original, est le troisième long-métrage de David Bruckner après les horrifiques The Signal et Le Rituel. Son talent pour faire grimper la tension et susciter l’effroi est manifeste. Bien qu’un peu trop tiré par les cheveux (au propre comme au figuré) et particulièrement alambiqué, ce thriller psychologique, truffé de surprises et de chausse-trappes, joue adroitement avec les névroses de l’héroïne, le surnaturel et les codes du film d’épouvante. Rebecca Hall, quasiment de tous les plans, fait une sacrée performance. Il est malgré tout déconseillé de le visionner avant de dormir. 1 h 47 Et avec Sarah Goldberg, Stacy Martin, Evan Jonigkeit, Vondie Curtis-Hall
PALMARÈS
Jury présidé par Charlotte Gainsbourg, de gauche à droite : SebastiAn, Marcia Romano,, Delphine de Vigan, Garance Marillier, Charlotte Gainsbourg, Bertrand Bonello, Denis Poldalydès, Fatou N’Diaye , Mikhaël Hers (Photo J.Basile)
GRAND PRIX
Down With The King de Diego Ongaro, avec Freddie Gibbs
Un célèbre rappeur qui a loué une maison isolée pour composer un nouvel album se découvre un goût inattendu pour la vie de fermier. (prochainement)
PRIX DU JURY EX-AEQUO
Pleasure de Ninja Thyberg, avec Sofia KappelL’histoire d’une jeune Suédoise de vingt ans qui débarque à Los Angeles dans le but de devenir une star du porno. (en salles en octobre 2021)
Red Rocket de Sean Baker, avec Simon RexLes déboires d’une ex-pornstar désormais désargentée qui revient vivre dans sa ville natale, au Texas (en salles en février 2022) Le film a également reçu lePrix de la Critique
Jury de la Révélation présidé par Clémence Poésy. De gauche à droite : Céleste Brunnquell Lomepal, Clémence Poésy, Kacey Mottet-Klein, India Hair (Photo J.Basile)
PRIX DU JURY DE LA RÉVÉLATION
John And The Hole de Pascal Sisto avec Charlie Shotwell, Michael C. Hall et Jennifer Ehle
Un gamin de treize ans qui a découvert les restes d’un bunker y tient en captivité ses parents et sa sœur. (prochainement)
PRIX DU PUBLIC DE LA VILLE DE DEAUVILLE
Blue Bayou de Justin Chon avec Justin Chon et Alicia Vikander
Un homme d’origine américano-coréenne, élevé dans une famille d’adoption en Louisiane et désormais marié, apprend qu’il risque d’être expulsé. (en salles le 15 septembre 2021)
PRIX D’ORNANO-VALENTI
Les magnétiques de Vincent Maël Cardona, avec Thimotée Robart, Marie colomb…
Chronique rock’n’roll de la vie d’une bande de jeunes dans les années 80 (en salles le 17 novembre)
*********************
Photo Julien Reynaud/ABACA
Photo AFP
Dylan Penn, Prix du Nouvel Hollywood (Photo Julien Reynaud)
Michael Shannon Photo Le Pays d’Auge/M.-M.Remoleur
« Tout le monde veut être Cary Grant. Même moi, je veux être Cary Grant. » Cary Grant
(Click on the planet above to switch language.)
ÊTRE CARY GRANT
Photo Bettmann
Martine Reid Essai publié chez Gallimard le 13 mai 2021
Icône de l’âge d’or d’Hollywood, roi de la screwball comedy (la comédie loufoque) et de la « comédie de mariage », Cary Grant a illuminé de sa présence et de son charme moult chefs-d’œuvre, signés par les plus grands réalisateurs de son temps : Howard Hawks, George Cukor, Leo McCarey, Frank Capra, Alfred Hitchcock, Stanley Donen… Mais que dissimulaient réellement son flegme séduisant, son sens de la dérision et son élégance à toute épreuve ? Martine Reid, professeur et spécialiste de la littérature féminine du 19ème siècle, s’est penchée sur l’énigme de l’acteur à l’irrésistible fossette (« un menton en fesses d’ange » selon Mae West).
« En 1932, la direction de Paramount Pictures a transformé un Anglais d’origine modeste, Archibald Alexander Leach, né à Bristol en 1904, en leurre de cinéma. Pour ce faire, elle a commencé par lui attribuer un nom de fantaisie, composé de trois syllabes faisant office de nom mirage, d’indice scintillant. Il a été baptisé Cary Grant pour incarner un type, moitié clown, moitié héros sentimental, dont le public de cinéma est alors particulièrement friand. Une fois pourvu de ce nom, comme un chien porte un collier, un prisonnier son matricule, l’homme a été maquillé, habillé de neuf, placé sous le feu des projecteurs. »
Avec Mae West dans Je ne suis pas un ange (I’m Not Angel) de Wesley Ruggles (1933)
L’enfance d’Archibald Alexander Leach, futur Cary Grant, n’a pas été radieuse. S’il s’est appliqué à l’oublier, il n’en a jamais véritablement guéri : des parents de condition modeste vite désunis, une mère instable qui disparaît du jour au lendemain. On lui dit qu’elle est morte d’une crise cardiaque, en fait, elle a été internée. Elle refera surface des années plus tard. Le jeune Archie, qui a déjà traversé l’Atlantique avec la troupe d’artistes de cirque dont il fait partie, apprend sa résurrection par une lettre au ton laconique de son père (l’alcoolisme aura raison de ce dernier en 1935). Changer d’identité, en même temps que de continent, était alors salutaire pour le jeune Archie Leach qui fera plusieurs métiers dans le music-hall avant de tenter sa chance au cinéma. Ironiquement, il donnera son patronyme au petit chien qu’il s’offrira avec un de ses premiers cachets d’acteur.
Toute sa vie, explique Martine Reid, Cary Grant sera soumis à cette double-identité, comme il l’a confié lui-même :
« J’ai passé la plus grande partie de ma vie à osciller entre Archie Leach et Cary Grant, peu sûr de chacun d’eux, les suspectant tous les deux. »
Plus qu’aucun autre réalisateur, Alfred Hitchcock saura formidablement bien tirer profit de cette ambiguïté et de la part d’ombre de l’acteur. Dans La mort aux trousses, il est constamment pris pour un autre. Et dans Soupçons, le comportement équivoque de son personnage de playboy volontiers menteur amène sa riche épouse à penser qu’il a l’intention de se débarrasser d’elle. Le comédien est si convaincant que, comme elle, le spectateur se demande durant tout le film si cet homme séduisant n’est pas un être épouvantablement machiavélique.
Mais si Hitchcock en avait été tenté, ni le public, ni le comédien lui-même n’avaient envie d’écorner l’image si lisse acquise avec le temps :
« Il demeurera jusqu’à la fin de sa carrière tel que le cinéma l’a figé : aussi honnête que beau, aussi vrai que bon, dusse-t-il disséminer cette bonté derrière une dureté de façade… »
Avec Ingrid Bergman dans Les enchaînés (Notorious) d’Alfred Hitchcock
Son un mètre quatre-vingt-sept, sa manière de porter le costume (il est régulièrement élu « Homme le plus séduisant » ou « élégant de l’année » par les magazines), et son sourire narquois aurait fait de ce natif d’Albion un James Bond de rêve. Sollicité par son ami Albert R. Broccoli, le producteur de la saga, avant le tournage de James Bond 007 contre Dr No, Grant a cependant décliné la proposition, ne souhaitant pas s’engager dans une franchise. D’autant qu’au début des années 60, l’acteur n’a plus le même enthousiasme à incarner l’homme idéal. Et puis, dans sa vie privée, ce n’est pas la même chanson. Tous ses mariages (il a convolé à cinq reprises), hormis le dernier, seront des échecs. Tourmenté, autoritaire, anxieux, maniaque, facilement dépressif avec une tendance à la neurasthénie (il subira un traitement au LSD), il a poussé ses moitiés à jeter l’éponge bien vite. Un seul enfant naîtra de ses unions, Jennifer, fille de Dyan Cannon, en 1966. Bien que les rumeurs de bisexualité aient circulé dès ses débuts, et notamment lors de sa vie en collocation avec Randolph Scott dans les années 30, rien n’a réellement éclaté au grand jour. L’acteur lui-même a toujours démenti et sa fille a révélé dans son livre de souvenirs que ces rumeurs amusaient beaucoup son père.
Avec son épouse, l’actrice Dyan Cannon, et sa fille Jennifer
Cary Grant dans l’un de ses derniers films, Charade, de Stanley Donen (1963), aux côtés d’Audrey Hepburn
En universitaire, Martine Reid s’attarde un peu trop sur la mécanique du star system et la fabrication des mythes. Mais son portrait désenchanté et mélancolique de Cary Grant ne manque pas de pertinence. Il s’achève par la mort de l’acteur, à quatre-vingt-deux ans, le 29 novembre 1986, provoquée par une crise cardiaque survenue dans un hôtel de Davenport (Iowa) où il était venu donner une conférence sur… lui-même ! Il n’empêche : Cary Grant continue à vivre à l’écran, au gré des rediffusions des chefs-d’œuvre que les nouvelles générations découvrent avec le même émerveillement. Et que dire des comédies virevoltantes comme Indiscrétions, La dame du vendredi ou L’impossible Monsieur Bébé, elles lui ont assuré la jeunesse éternelle.
« Sa manière de se mouvoir dans l’espace à grandes enjambées, de tirer parti de sa hauteur avec un aplomb facétieux, de saisir doucement ses interlocutrices par les bras alors qu’il tente de les convaincre de la justesse de ses vues, de manifester, par l’expression de son visage, le décalage entre ce qu’il dit et ce qu’il pense, de partir de beaux éclats de rire ou encore d’attendre, sincèrement conquis parfois mais toujours secrètement amusé, le moment de glisser une déclaration d’amour… »
Avec Katharine Hepburn dans L’impossible Monsieur Bébé (Bringing Up Baby), d’Howard Hawks (1938)
Avec Jean Arthur dans Seuls les anges ont des ailes (Only Angels Have Wings) d’Howard Hawks (1939)
Avec Rosalind Russel et Ralph Bellamy dans La dame du vendredi (His Girl Friday) d’Howard Hawks (1940)
Avec James Stewart et Katharine Hepburn dans Indiscrétions (The Philadelphia Story) de George Cukor (1940)