JURÉ N°2 de Clint Eastwood

Ça pourrait être le dernier film de Clint Eastwood. À quatre-vingt-quatorze ans, le vieux cow-boy n’a cependant rien affirmé, et laisse les spéculations aller bon train. Même si la Warner n’a pas daigné soutenir ce thriller judiciaire, paru dans cinquante salles seulement aux États-Unis (!), force est de constater qu’après le très moyen Cry Macho, le cinéaste signe un quarantième long métrage comme on n’en fait plus, sans fioritures, mais d’une simplicité et d’une efficacité réjouissantes.

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« La vérité n’est pas toujours juste. »

 

JURÉ N°2 (Juror #2)

Clint Eastwood
2024
Dans les salles françaises depuis le 30 octobre 2024

Justin Kemp (Nicholas Hoult) est désigné juré dans un procès pour meurtre. Le moment est mal choisi : son épouse (Zoey Deutch) est au terme d’une grossesse à risque et il préférerait rester à ses côtés. Pour la juge cependant, ces arguments ne suffisent pas à le faire récuser. Le premier jour d’audience, les faits sont énoncés : un dealer notoire est accusé d’avoir violemment tué sa compagne après s’être disputé avec elle dans un bar. Des témoins ont vu la jeune femme quitter l’endroit seule et à pied, dans la nuit, sous une pluie battante. La procureure, en pleine campagne électorale (Toni Collette), est bien décidée à convaincre le jury que le petit ami de la victime l’a suivie puis assassinée. C’est alors que Justin découvre avec horreur qu’il était sur les lieux ce même soir, cette fameuse nuit où on ne voyait pas à un mètre et où il a cru heurter un cerf sur la route…

Clint Eastwood est un homme de contradictions. Républicain depuis des lustres, libertarien convaincu et parfois réac dans ses prises de position, il n’a néanmoins jamais cessé de s’interroger sur son pays et d’en exposer les failles, avec, souvent, un humanisme sincère. Comme en témoignent ses meilleurs films récents (Le Cas Richard Sewell, Sully), il a une prédilection pour les antihéros, ces gens simples confrontés à des situations qui les dépassent. Un petit côté Frank Capra. Devant Juré N°2 d’ailleurs, on se dit qu’à une autre époque, le personnage campé par Nicholas Hoult aurait pu être incarné par James Stewart. Ici, le cinéaste s’attaque au concept de justice et à sa complexité. C’est un dilemme moral qui va mettre à l’épreuve ce jeune père de famille. Il se découvre le vrai responsable du meurtre qu’il est censé juger, aussitôt déchiré entre l’envie de faire son devoir et celui de protéger sa famille. Imaginé par le scénariste Jonathan A. Abrams, le postulat de départ (assez semblable à celui du 7e Juré de Georges Lautner) est posé dès le début du film et on est curieux de voir de quelle manière Clint va réussir à maintenir la tension (et le suspense). En bref : comment convaincre les autres jurés de l’innocence d’un homme sans se compromettre soi-même ? Les petites manœuvres, égarements et tergiversations de l’infortuné Justin Kemp, coupable de s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, deviennent ainsi palpitants. Comme souvent chez Eastwood, la mise en scène, d’un classicisme absolu, est proche de l’épure. La fluidité prévaut. Ce que certains ont considéré comme un manque d’audace peut aussi s’appréhender comme une façon très efficace de laisser la part belle à l’humain et au jeu d’acteur. Car ici, chaque personnage a une étoffe. Si Nicholas Hoult excelle dans la partition du mari torturé (pour de bonnes raisons qu’on ne dévoilera pas…), Toni Collette en avocate déterminée et féministe, est l’autre fer de lance de cette distribution judicieuse qui réunit, entre autres, J. K. Simmons, Chris Messina, Gabriel Basso (le héros de la récente série The Night Agent), Kiefer Sutherland, Adrienne C. Moore et Leslie Bibb. Plus ambigu que Douze hommes en colère, de Sidney Lumet, chef-d’œuvre du film de procès auquel on pense immédiatement, Juré n°2 distille dès sa première image un sentiment de malaise, qui habitera le protagoniste tout au long du récit. La détresse se lit dans les grands yeux bleus de Nicholas Hoult : une tempête sous un crâne que Fritz Lang et Alfred Hitchcock auraient appréciée.
1 h 54 Et avec Cedric Yardbrough, Bria Brimmer, Phil Biedron, Chikako Fukuyama, Francesca Eastwood (la fille de Clint campe l’infortunée Kendall Carter, la victime du procès) …

ANORA : éblouissante Palme d’Or

Voici donc le film qui, au dernier festival de Cannes, a coiffé au poteau Emilia Pérez pourtant en pole position pour la Palme d’Or. Mais voilà, si la comédie musicale de Jacques Audiard en a mis plein la vue et les oreilles, Anora est, à sa manière et lui aussi, irrésistible.

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« Ça te dirait d’être exclusivement avec moi ?
– 15. Cash. Et d’avance. »

 

ANORA

Sean Baker
2024
Dans les salles françaises depuis le 30 octobre
Palme d’Or du festival de Cannes 2024

Anora (Mikey Madison) préfère qu’on l’appelle Ani. À vingt-cinq ans, elle est escort-girl et stripteaseuse dans un club huppé de Manhattan. Un soir, le patron de l’établissement lui demande de s’occuper, puisqu’elle parle sa langue, d’Ivan (Mark Eydelshteyn), le fils d’un puissant oligarque russe. Ani s’exécute. Mais elle le fait si bien que le jeune homme ne veut plus la lâcher. Grâce à ce flambeur de vingt et un ans, elle découvre les joies de la vie de milliardaire (villa de luxe sur l’Hudson River, jet privé…), et lorsqu’il la demande en mariage à Las Vegas, elle accepte, pensant avoir décroché le gros lot. Le hic, c’est que lorsque les parents d’Ivan, restés en Russie, apprennent la nouvelle, ils ne goûtent guère la plaisanterie…

Sean Baker était sur un nuage en mai dernier à Cannes lorsqu’il a reçu la Palme d’Or, des mains de George Lucas qui plus est. Lui, le cinéaste indépendant, habitué aux productions fauchées, qui s’est fait une spécialité de raconter les histoires de travailleurs du sexe et de marginaux, jugées plutôt clivantes par et pour le grand public, n’en espérait peut-être pas tant. Sa joie presque enfantine était communicative. L’idée de ce film a mûri pendant une quinzaine d’années durant lesquelles le réalisateur de Red Rocket ou de The Florida Project a étroitement collaboré avec son ami de longue date, l’acteur Karren Karagulian (Toros dans le film), dont l’épouse est une Russo-Américaine de Brooklyn. L’envie de raconter une histoire qui se déroulerait dans les milieux russophones de Brighton Beach et Coney Island les taraudait. Anora est un conte de fées à l’envers, un Pretty Woman réaliste dans lequel Cendrillon se réveillerait avec la gueule de bois. Sean Baker a déniché la perle rare en la personne de Mikey Madison, jeune actrice américaine aperçue dans Once Upon A time… In Hollywood, très convaincante dans ce rôle de prostituée qui ne s’en laisse pas conter. Toute en nuances, Ani fait montre d’une belle force de caractère et d’un aplomb sidérant, mais dégage également quelque chose d’animal et d’émouvant. C’est tout le charme de cette œuvre imprévisible et humaniste, qui se révèle d’une drôlerie inattendue lorsque débarquent les hommes de main arméniens et russes à la solde des parents d’Ivan. Bourrée d’énergie, cette aventure aux allures de grand huit entraîne des décors feutrés du club de striptease, à ceux, fantasmatiques, de la villa de luxe ou du penthouse de l’hôtel de Las Vegas, jusqu’aux lieux emblématiques de Coney Island, tous filmés de manière sensationnelle par le chef opérateur Drew Daniels. Parmi les comédiens, tous formidables, on reconnaît Yura Burisov, dans un rôle assez similaire à celui qu’il campait dans l’excellent Compartiment n° 6, de Juho Kuosmanen (Grand Prix du festival de Cannes 2021). À la fois cruelle, tendre, mélancolique et désopilante, cette fable sur la désillusion, parfaitement aboutie, fait chavirer le cœur.
2 h 19 Et avec Vache Tovmasyan, Lindsey Normington, Ivy Walk, Anton Bitter, Ross Brodar…

©stephanecardinale

 

LE MAL N’EXISTE PAS en DVD/BR

À l’image de son titre qui résonne comme un sujet de dissert de philo, Le Mal n’existe pas restera probablement le film le plus mystérieux de 2024. Puissante, cette fable écologique signée du réalisateur de l’encensé Drive My Car fascine autant qu’elle intrigue. Son épilogue particulièrement déconcertant a d’ailleurs suscité les théories les plus saugrenues. Le film vient de paraître en DVD/Blu-ray, avec une interview du cinéaste à la clé. (pas de spoiler dans cet article)

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« C’est sur le trajet des cerfs.
– Pardon ?
– Votre site de glamping… »

 

LE MAL N’EXISTE PAS (Aku Wa Sonzai Shinai)

Ryûsuke Hamaguchi
2023
Paru en avril 2024 en France
Disponible en Blu-ray et DVD depuis septembre 2024 chez Diaphana
Grand Prix du Jury (Lion d’argent) à Venise en 2023

Dans une contrée à deux heures de Tokyo, à la lisière d’une grande forêt, vivent Takumi (Hitoshi Omika) et sa fille Hana (Ryô Nishikawa). Il est bûcheron et l’homme à tout faire du village, et Hana vagabonde souvent dans les bois, car son père a la fâcheuse habitude d’oublier d’aller la chercher à l’école. Mais un jour, l’équilibre de cette communauté qui vit en harmonie avec son environnement est menacé par l’arrivée de communicants venus de la capitale : une agence artistique souhaite implanter un glamping (contraction entre « glamour » et  « camping ») au sein de la forêt, afin d’attirer les citadins en mal de nature… 

Sûr que feu Ryuichi Sakamoto aurait aimé ce film. En fait, j’ai pensé à lui tout au long du visionnage. Le génial musicien japonais m’avait confié au moment de la sortie de The Revenant, dont il avait signé la bande originale avec son complice Alva Soto, que pour lui, le cœur du film d’Alejandro Iñárritu était, plus que la relation entre l’homme et la nature, la nature elle-même. Il y a certaines similitudes entre ces deux œuvres, et en particulier la manière dont la musique, les effets sonores, et les images se superposent. De son propre aveu, le citadin Ryûsuke Hamaguchi n’avait rien prémédité. À l’invitation de son amie compositrice Eiko Ishibashi — déjà à l’œuvre sur Drive My Car — il s’était rendu dans le village rural de cette dernière, semblable à celui du film. Elle lui avait demandé de réaliser une vidéo pour accompagner l’une de ses performances musicales. Le contact avec la nature environnante a tellement sidéré le cinéaste qu’il a eu l’idée de cette fable, à laquelle il a mêlé l’histoire d’un projet mercantile menaçant l’écosystème, inspirée par un fait divers survenu récemment au Japon. Le Mal n’existe pas est introduit par un très long plan séquence et semble ainsi ralentir le temps, obligeant le spectateur à ressentir les éléments de la forêt : le bruit de l’eau qui coule du ruisseau, celui du bois qu’on coupe, les craquements des arbres… La poésie de la nature, mais aussi son côté fantastique, imprègne constamment le film. Le mal n’existe pas dans la nature, semble dire Hamaguchi. Le mal est une notion humaine. « Bien sûr, la nature a sa propre violence, mais celle-ci n’a pas nécessairement de malveillance » a-t-il déclaré. Car toute sublime qu’elle soit, la forêt peut aussi être inquiétante. De fait, par la manière dont la caméra se faufile entre les arbres et par les indices que le cinéaste distille, il émane de ces bois la sensation de l’arrivée imminente d’un drame. Avare de paroles (mais lourd de sens) dans sa première partie, le film va prendre une tonalité inattendue en son milieu, lors d’une séquence de réunion à la mairie organisée par les deux envoyés de l’agence, venant tenter de convaincre les autochtones de l’intérêt de leur projet. On est alors ramené à une réalité presque documentaire. Pensant s’adresser à des ruraux naïfs, les deux communicants se font moucher en beauté (et tout en politesse, on est au Japon), et voient leurs certitudes remises en question. On croit toucher le nerf du récit. Mais deviner les intentions du cinéaste n’est pas si simple, et troubler le spectateur est l’un de ses talents. D’où cette fin, brutale, confuse et presque hallucinée, qui laisse perplexe même si, il faut bien l’admettre, tout, depuis le début, conduisait à ce dénouement.
1 h 46 Et avec Ayaka Shibutani, Ryûji Kosaka, Hazuki Kikuchi, Hiroyuki Miura…

 

 

ÉDITIONS BLU-RAY ET DVD 

Dans chacune des éditions, techniquement irréprochables, le film est assorti de la bande-annonce et d’un entretien exclusif de onze minutes avec le réalisateur. Ryûsuke Hamaguchi revient sur l’importance de la musique de Eiko Ishibashi et la manière dont le film a germé en lui. Il évoque aussi l’influence de Jean-Luc Godard qui savait combiner les plages musicales et les silences abrupts. Le cinéaste confirme sa préoccupation pour l’écologie, le changement climatique et le fait que « la société dans son ensemble commence à dépasser sa capacité naturelle de récupération », même si, curieusement, il ne s’est interrogé sur la relation entre l’homme et la nature qu’après avoir terminé le tournage. S’il revient sur le choix du titre, dont il aime le côté ironique, il ne livre aucune véritable explication sur la fin du film. Qu’elle suscite autant d’interrogations semble cependant le réjouir.

 

 

Un coffret Blu-ray réunissant les trois films récents du cinéaste (Drive My Car, Contes du hasard et autres fantaisies et Le Mal n’existe pas) est également disponible, accompagné de deux entretiens avec le réalisateur et d’une intervention du critique Clément Rauger, spécialiste du Japon.