YEARS AND YEARS

L’époque est anxiogène, les séries aussi. Depuis Black Mirror en 2011, les dystopies poussent comme des champignons dans le paysage télévisuel. Tout autour de la planète, les scénaristes proposent des visions d’avenir d’une noirceur parfois sidérante comme en témoignent The Handmaid’s Tale, Real Humans, Westworld, The Man Of The High Castle, Trepallium, Ad Vitam ou la récente L’effondrement, dont le réalisme fait froid dans le dos. En pleine crise du Brexit, on ne s’étonnera pas que la plus troublante d’entre elles nous vienne d’Angleterre. Imaginée par le prolifique Russell T. Davies, créateur de Queer As Folk, et des fantastiques Doctor Who (deuxième période) et Torchwood, Years and Years, le temps de six épisodes époustouflants, brosse un portrait terrifiant de ce qui nous attend, dans un futur très proche, tout en restant à hauteur d’homme, capable du pire… comme du meilleur. (Pas de spoiler dans cette chronique.)

 

« Let the people decide, but only the clever ones. »

 

YEARS AND YEARS

Russell T. Davies
2019
Diffusée pour la première fois sur BBC One en mai et juin 2019
Disponible sur Canal+

A Manchester, les Lyons (quatre frères et sœurs, leur grand-mère, leurs conjoints et leurs enfants) forment une famille très soudée de la middle class. Dans cette Angleterre post-Brexit de 2019, ils sont tous réunis pour fêter la naissance du bébé de Rosie, la plus jeune de la fratrie, et débattent de l’actualité. Car une nouvelle figure, la populiste et arriviste Vivienne Rook (Emma Thompson), enflamme la scène politique et divise au sein de la famille Lyons elle-même. Mais ça, c’est encore le bon temps…

Le futur comme si on y était : c’est vraiment la sensation que procure le visionnage des six épisodes de cette mini-fresque très plausible de l’Angleterre des quinze prochaines années. La série a germé il y a dix ans dans le cerveau de Russell T. Davies, observateur attentif des mutations de la société. Après l’élection de Donald Trump et la folie du Brexit, il est devenu urgent, pour lui, de passer à l’acte. Il a imaginé le show comme un survival dont la famille serait le cœur. Contrairement à beaucoup de séries d’anticipation, ce ne sont pas ici les outils ni les guerres qui sont responsables des désastres, mais les citoyens eux-mêmes, prêts à élire n’importe quel leader au discours démagogique. En cela, le personnage de Vivienne Rook, croisement de Donald Trump, Marine Le Pen et Boris Johnson, excelle. Au début, elle amuse la galerie, puis elle finit par convaincre à coups de reparties au cynisme ahurissant : « Je sais ce qui ce passe en Israël, en Palestine, mais je m’en fous. Ce que je veux, c’est qu’on ramasse mes poubelles. » Elle est le fil rouge de ces six épisodes d’environ une heure, où l’on observe la manière dont les Lyons vont affronter les aléas de l’histoire. La leur et la grande. Les problèmes d’aujourd’hui vont prendre des proportions spectaculaires : dérèglement climatique, crises financières, montée des nationalismes, rétablissement des frontières, afflux de migrants, jeunesse qui aspire à se dématérialiser… Dans un monde de plus en plus chaotique, les membres de la famille se serrent les coudes, la maison de la grand-mère devient un refuge où l’on fête encore les anniversaires et Noël. Car la crise n’épargne personne, ni Stephen (Rory Kinnear), le frère aîné, conseiller financier à Londres, ni Daniel (Russell Tovey), employé municipal chargé de loger les migrants et tombé amoureux de l’un d’entre eux, ni leur sœur Edith (Jessica Haynes), activiste politique radicale qui s’est retrouvée au mauvais endroit au mauvais moment. La brochette d’acteurs est remarquable. On s’attache à cette famille qui s’accroche coûte que coûte au bonheur et à ses idéaux. On pense à This Is Us, à Six Feet Under… Car Russell T. Davies a beau noircir le tableau, il reste (presque toujours) nuancé, ne verse pas dans le pathos, et laisse entrevoir la lumière. Chaque épisode apporte son lot de drames, de joies, de surprises et de réflexions. S’il faut en retenir une leçon : Nous sommes tous (plus ou moins) responsables du monde tel qu’il est. Et en second lieu : il faut se méfier des clowns qui font de la politique.
Six épisodes d’une heure. Et avec T’Nia Miller, Anne Reid, Maxim Baldry, Ruth Madeley, Lydia West…

TRUE DETECTIVE Saison 3

En 2014, dans la première saison, l’écrivain-scénariste-producteur Nic Pizzolatto avait mis la barre si haut qu’il aurait été miraculeux qu’il puisse réitérer l’exploit. Son parti pris de changer diamétralement de direction pour la suite était louable, mais en 2015, la deuxième s’est avérée terriblement décevante malgré une distribution de rêve. Le scénariste prodige a retenu la leçon et est revenu à ses fondamentaux en 2019. Qu’en est-il de ce nouveau cru ? (pas de spoiler dans cette chronique)

 


« Eh bien, quand on ne parle pas à quelqu’un pendant vingt-quatre ans, on rate des trucs. »

 

True Detective saison 3

2019
Série HBO créée par Nic Pizzolatto en 2014
Saison 3 diffusée sur OCS depuis 13 janvier 2019

En 1980, une petite ville du nord de l’Arkansas est en émoi à l’annonce de la disparition des jeunes Will et Julie Purcell, qui ne sont pas revenus d’une balade en vélo en fin d’après-midi. Deux policiers locaux, Wayne Hays (Mahershala Ali) et Roland West (Stephen Dorff), sont chargés de l’enquête. Ils ignorent que cette affaire va avoir des répercussions sur leur propre vie…

Disons le franchement : le début de cette troisième saison pouvait laisser craindre le pire. Tout semblait indiquer un copier-coller de la première, dite « la géniale » : plans identiques, intrigue aux similitudes évidentes, même rythme lancinant, même articulation chronologique sur plusieurs périodes… Et puis, petit à petit, le tandem Mahershala Ali et Stephen Dorff impose sa petite musique, leurs personnages se révélant très différents de ceux qu’incarnaient Matthew McConaughey et Woody Harrelson. La saison 1, sous influence Southern Gothic, emmenait dans les marais malsains et angoissants de la Louisiane. Ici, ce sont les paysages crépusculaires et atmosphères un brin fantastique du nord de l’Arkansas, région bien connue de Nic Pizzolatto, qui imprègnent l’intrigue, moins mystique que celle de la première et qui se révèle, au fil des épisodes, bien plus sentimentale. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre donc. Si Mahershala Ali, acteur surdoué deux fois oscarisé (pour Moonlight et Green Book), tire la couverture à lui dans la peau de ce flic aujourd’hui atteint d’Alzheimer, hanté par la guerre et obsédé par la résolution d’une énigme qui lui a échappé toute sa vie, Stephen Dorff surprend et émeut dans ce personnage de taiseux, blessé, pétri d’amertume et désespérément seul. A eux, vient se joindre la sublime Carmen Ejogo, une révélation ! Ces trois-là font littéralement vibrer les dialogues de Pizzolatto (magnifiquement écrits). Nimbé de la tristesse qui habite chaque personnage de ce drame rural (mention spéciale à Mamie Gummer, la fille de Meryl Streep, qui campe une mère droguée et dévastée), True Detective Acte 3 parle de secrets de famille, de bonheurs enfuis, d’amours perdues, d’amitié brisée, et s’achève sur un huitième épisode lumineux et incroyablement romantique. Une saison 4 est en préparation : on s’en réjouit.
Huit épisodes d’environ 1 h (1 h 15 pour le dernier) réalisés par Jeremy Saulnier (2), Nic Pizzolatto (2) Daniel Sackeim (4)
Et avec : Scoot McNairy, Michael Graziadei, Ray Fisher, Sarah Gadon, Josh Hopkins, Michael Greyeyes…

 

 

LE BUREAU DES LÉGENDES Saison 4

Certains doutaient de sa résistance et de sa force de survie, mais trois ans après sa création, la série d’Eric Rochant n’a rien perdu de sa capacité à captiver et innover. Contre toute attente, la disparition de protagonistes majeurs a même permis l’éclosion de figures tout aussi intéressantes. Car les geeks ont beau repousser les limites de la technologie, le nouveau monde se moquer de l’ancien, l’humain est plus que jamais au cœur de cette quatrième saison sous haute tension : profonde, subtile et bouleversante.

 

« Je viens d’avoir Malotru. Ils sont sur place.
– Je sais.
– Il est inquiet…
– De quoi ?
– Je ne sais pas. Il est inquiet…
– Ok…
– Il a des raisons d’être inquiet ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je ne sais pas…
– Ok… »

 

Le bureau des légendes – Saison 4

Série française créée par Eric Rochant
2018
Sur Canal + depuis le 22 octobre

Malotru (Mathieu Kassovitz), qui a faussé compagnie à l’équipe de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure) et aux Américains venus l’appréhender pour l’interroger, se cache à Moscou. Marie-Jeanne (Florence Loiret-Caille), désormais à la tête du Bureau des légendes, est dans le collimateur de JJA (Mathieu Amalric), terreur du contre-espionnage, déterminé à trouver la faille dans cette équipe qu’il soupçonne d’être sous l’influence néfaste de Malotru et d’avoir facilité son évasion…

On a adoré 24 h chrono pour son côté épique et son héros sacrificiel. On adore Homeland pour son univers anxiogène et son héroïne paranoïaque. Mais Le bureau des légendes, dans sa façon bien à elle de traiter de l’espionnage, n’a rien à leur envier. D’ailleurs les Américains sont si séduits par la série française qu’un remake est en cours (sous le titre The Department). Montrer les espions sous leurs aspects les plus ordinaires, fonctionnaires et ronds de cuir œuvrant pour la sécurité du monde dans les couloirs étroits et la grisaille de bureaux à la déco anonyme, était un vrai pari lancé en 2015 par Eric Rochant (Un monde sans pitiéLes patriotes), fan de John Le Carré devant l’Eternel. Mais ce parti pris anti-spectaculaire et réaliste n’empêche ni le suspense, ni les scènes de bravoure. Au contraire, dans Le Bureau des légendes, une séquence de traque d’un virus informatique sur des écrans donne autant de frissons qu’une attaque des Marcheurs Blancs dans Game Of Thrones. Signe des temps, cette saison 4 met les jeunes, spécialistes du codage et de la cybersécurité, en première ligne (Ah ! les yeux ronds de Marie-Jeanne quand elle est en leur présence…). Tandis que Malotru tente de jouer au plus fin avec le FSB en Russie où il est entré clandestinement, d’autres agents s’activent sur le terrain. Rocambole, ex-Phénomène, alias Marina Loiseau (Sara Giraudeau) est en mission à Moscou, et Janus (formidable Artus), fait ses premiers pas en Syrie pour récupérer des informations sur les djihadistes français qui fomentent des attentats sur le territoire. Car comme le fait remarquer Sylvain Ellenstein (Jules Sagot) à César, le roi des geeks (Stefan Crepon) : « L’humain, c’est bien aussi. » L’humain, justement, est un facteur nuisible pour le glaçant JJA incarné avec brio par Mathieu Amalric et obsédé par la traque d’agents doubles. Pourvoyeur de phrases vachardes et de coups tordus, il réussit à instiller le doute dans les cerveaux les plus aguerris et à y implanter l’idée qu’un espion romantique est aussi dangereux qu’une arme de destruction massive. On n’aura jamais tant détesté l’acteur sur un écran.
Dix épisodes de 52 minutes. Et avec Jonathan Zaccaï, Irina Muluile, Grégory Fitoussi, Aleksey Gorbunov, Maryana Spivak, Surho Sugaipov, Stéfan Godin, Gilles Cohen, Anne Azoulay…

On notera que non seulement la DGSE a donné son assentiment à la production du Bureau des légendes, mais elle y collabore en procurant volontiers des conseils aux scénaristes (ce qui ne veut pas dire que tout ce qu’on voit dans la série est vrai). Du coup, les agents eux-mêmes sont archi-fan du show, plus que ravis de l’image qu’il renvoie de leur profession.

BANDE-ANNONCE