JOKER

Contre toute attente, c’est à Todd Phillips, le réalisateur de la saga légère Very Bad Trip, que l’on doit le film le plus sombre, dérangeant et politique de la rentrée. La bonne idée : évoquer l’origine d’un mythique méchant de l’écurie DC Comics en le ramenant à un personnage de chair et d’os, à un être humain en somme. On peut avoir des réserves sur quelques points, mais une chose est sûre : Joaquin Phoenix y est hallucinant. S’il ne décroche pas l’Oscar l’année prochaine, c’est que le monde est décidément (mal) foutu.

« Is it just me, or is it getting crazier out there ? »

 

Joker

Todd Phillips
2019
Dans les salles françaises depuis le 9 octobre
Lion d’Or Venise 2019

En 1981 à Gotham City… Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) est atteint de troubles neurologiques. Il souffre notamment d’une pathologie qui provoque chez lui des rires déments incontrôlés, qui suscitent immanquablement le malaise. Il vit dans un immeuble insalubre avec sa mère handicapée (Frances Conroy), ancienne employée du milliardaire Thomas Wayne (Brett Cullen), et survit grâce à un job précaire de clown de rue. Un soir, dans le métro, son existence jusqu’ici faite d’agressions et d’humiliations, va prendre un tournant différent…

Fi donc de l’explication du comic book original comme quoi le pire ennemi de Batman serait tombé dans une cuve de déchets toxiques, ce qui l’aurait rendu fou et nanti d’un affreux rictus et de cheveux verts. Todd Phillips et le scénariste Scott Silver (8 Mile, Fighter…) ont librement réinventé la genèse du Joker, faisant de lui un chic type mentalement perturbé qui bascule du côté obscur à force de subir les humiliations et la cruauté de ses congénères. Plus que le personnage imaginé en 1940 par Bob Kane, Bill Finger et Jerry Robinson dans Batman, c’est plutôt du côté de L’homme qui rit, immortalisé au cinéma par Conrad Veidt en 1928, du héros du comic The Killing Joke d’Alan Moore et Brian Bolland, du Travis Bickle de Taxi Driver ou du Rupert Pupkin de La valse des pantins (tous deux campés par Robert De Niro) qu’il faut chercher ici les sources d’inspiration. L’influence de ces deux films de Martin Scorsese (assumée par Todd Phillips) est indéniable dans Joker, et pas seulement à cause de la présence de l’acteur précité (et du fait que le cinéaste a été pressenti à la production). Certains plans et séquences ont été filmés quasiment à l’identique (Télérama a déclaré, à raison, que le film était une version dégénérée de La valse des pantins). Car, comme Rupert Pupkin, Arthur Fleck est un pauvre diable qui rêve d’être sous les projecteurs et de faire du stand-up. Il aime la danse et jouer avec son corps qu’il fait onduler et désarticule à volonté (Joaquin Phoenix a perdu vingt-cinq kilos pour le rôle, et n’a que la peau sur les os), ce qui accentue son aspect « flippant ». En cela l’acteur se démarque de ses illustres prédécesseurs Jack Nicholson et Heath Ledger. Hormis dans le cinéma d’horreur, jamais, depuis Orange mécanique et Le silence des agneaux, un personnage n’aura paru aussi terrifiant à l’écran. Extrêmement sombre et non dénuée de pathos, la première partie du film s’apparente d’ailleurs à un chemin de croix, pour le personnage comme pour le spectateur. La formidable musique de l’Islandaise Hildur Guõnadóttir, collaboratrice de feu Jóhann Jóhannsson, ajoute à l’aspect anxiogène. Elle colle comme un gant à la grisaille de Gotham tout comme au désespoir de ce triste sire, que le virtuose Joaquin Phoenix rend palpable au point que lorsque le personnage se métamorphose en criminel psychopathe, il continue à susciter une certaine empathie. Cette ambiguïté dans la manière d’appréhender le mal a d’ailleurs déclenché une polémique aux Etats-Unis où le film est pointé du doigt pour son incitation à la violence (le FBI redoutait même des tueries de masse dans les salles à sa sortie, certains spectateurs s’étant affublés de masques de clown). Il n’y a pour autant rien de complaisant dans ce grand film sur la folie, et rien qui puisse laisser penser que ses auteurs ont une idéologie douteuse. En transformant leur clown pathétique en symbole malgré lui de la classe ouvrière, ils ont réalisé une œuvre politique et contestataire saisissante (on pense parfois à V pour Vendetta, de James McTeigue). On peut regretter certains choix narratifs maladroits et quelques redondances (dont l’utilisation du standard « Send In The Clowns », un peu trop téléphonée), mais Joker mérite les louanges et son statut de phénomène. Quant aux critiques qui ont fustigé l’incohérence du personnage (ça ne manque pas d’ironie puisqu’il est, par essence, « incohérent ») et la vacuité du propos, ils font doucement rigoler. Il est vrai que faire du Joker le héros de la vengeance des pauvres contre les riches, dans une ambiance de contestation et de crise sociale (le masque du clown à la place du gilet jaune), voilà bien une idée saugrenue et surréaliste ! surtout par les temps qui courent…
2 h 02 Et avec Zazie Beets, Robert De Niro, Leigh Gill…