ELLE de Paul Verhoeven

Retour aux choses sérieuses, après avoir été tenue éloignée des salles obscures par du travail par-dessus la tête, puis par le tournoi de Roland-Garros, mon événement sportif préféré, certes maudit cette année (pluie, forfaits…), mais passionnant tout de même. Et quoi de mieux pour se remettre en selle que ce thriller subversif tordu, osé et dérangeant qui a emballé la critique à Cannes. A soixante-dix-sept ans, et une décennie après son magnifique Black Book, Paul Verhoeven revient en pleine forme et plus provocateur que jamais. Adapté d’un roman de Philippe Djian, le premier film français du « Hollandais violent » semble cousu sur mesure pour Isabelle Huppert, remarquable d’ambiguïté dans la peau de cette femme insaisissable, un tantinet cruelle et volontiers perverse, qui assume ses actes avec une lucidité implacable. (Pas de spoiler dans cette chronique)

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« La honte n’est pas un sentiment assez fort pour nous empêcher de faire quoi que ce soit. »

 

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Paul Verhoeven
2016
Compétition officielle du festival de Cannes 2016

Michèle (Isabelle Huppert), riche directrice d’une société de développement de jeux vidéo, est sauvagement violée chez elle par un inconnu masqué qui a fait irruption par une fenêtre. Elle ne prévient pas la police, ment à son grand dadais de fils (Jonas Bloquet) qui s’étonne en rentrant de voir son visage tuméfié, et reprend le cours de son existence comme si de rien n’était. Enfin, pas tout à fait… Elle achète une bombe de gaz lacrymogène, dort avec un marteau sous son oreiller, et mène une enquête discrète pour identifier le violeur…

En couronnant la chronique sociale de Ken Loach (Moi, Daniel Blake) le jury de Cannes, présidé par George Miller, a donné sa préférence à l’évidence et, d’une certaine façon, au politiquement correct. Une Palme d’Or à Elle, de Paul Verhoeven, aurait été un coup d’éclat, un pavé dans la mare, eu égard au caractère « borderline », voire malsain, de ce thriller plus humain qu’humaniste, emmené par un personnage particulièrement dérangeant. Nulle autre qu’Isabelle Huppert n’aurait pu se fondre aussi divinement dans cette bourgeoise cynique au passé sombre et aux intentions troubles, qui font dire à son ex-époux campé par Charles Berling : « La plus dangereuse, Michèle, c’est tout de même toi … » C’est d’ailleurs elle, Isabelle Huppert, qui, séduite par “Oh…” , le roman de Philippe Djian publié en 2012, s’en est ouverte au producteur franco-tunisien Saïd Ben Saïd (Carnage, Maps To The Stars..), lequel a eu la bonne idée de l’envoyer à Paul Verhoeven. Un sujet idéal pour le cinéaste hollandais exigeant, qui n’attendait que ça pour s’emballer. Jugé trop sulfureux par les Etats-Unis, où son développement a un temps été envisagé, le film s’est finalement fait en France, d’où cette distribution inattendue (Anne Consigny, Laurent Lafitte, Virginie Efira, Charles Berling, Judith Magre… tous excellents). Du coup, ce drame bourgeois à l’ironie mordante (certaines scènes sont franchement drôles) rappelle inévitablement le cinéma de Claude Chabrol, avec lequel Isabelle Huppert a beaucoup tourné, même si son personnage semble échappé de l’univers de Michael Haneke, dont elle est aussi l’une des actrices fétiches. A son comble ici, le mystère Huppert rejaillit sur tout le film. Car malgré ses atours de thriller hitchcockien, c’est bien le personnage de Michèle qui s’impose comme la véritable énigme, celle qui tient le spectateur en haleine jusqu’à la dernière image. Capable d’énoncer les pires monstruosités avec un détachement inouï, de rire de manière irrépressible dans des moments de solennité, de demander à sa meilleure amie, qu’elle vient de trahir impunément, « de ne pas en faire tout un plat », Michèle agit en électron libre et refuse d’être une victime. Sa manière de prendre la vie à bras-le-corps, sans s’apitoyer sur son sort, et de retomber invariablement sur ses pattes (comme son chat), met en exergue le ridicule, l’hypocrisie, la faiblesse, et la médiocrité des gens qui l’entourent, et notamment des hommes (amant, ex-mari, fils, voisin, employés…). De Jennifer Jason Leigh dans La chair et le sang à Carice van Houten dans Black Book en passant par Sharon Stone dans Basic Instinct, Paul Verhoeven a souvent donné le beau rôle aux femmes. Il fait ici d’Isabelle Huppert une guerrière moderne, dure mais capable d’empathie, imprévisible et totalement fascinante. Et si les personnages paraissent extrêmes, les situations, grotesques ou brutales, ce film dissonant et mystérieux brille invariablement par son absence de sentimentalisme et son honnêteté. Et comme il ne livre pas tous ses secrets, il hante encore longtemps après la projection.
2h 10. Et avec Christian Berkel, Alice Isaaz, Vimala Pons, Raphaël Langlet, Arthur Mazet, Lucas Prisor…

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CANNES 2015 PALMARÈS & LA LOI DU MARCHÉ

 

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La 68ème édition du festival de Cannes, malgré sa sélection controversée (« un sale millésime » selon Pierre Murat sur Télérama.fr, « catastrophique » selon Vincent Malausa, sur L’obs Le Plus) s’est achevée avec une cérémonie de clôture étonnamment émouvante, et pas uniquement parce qu’elle a mis le cinéma français à l’honneur. Certes, les films plébiscités par la critique, Mia Madre, de Nanni Moretti, ou Youth, de Paolo Sorrentino, n’ont pas eu les faveurs du Jury des frères Coen, qui leur ont préféré Dheepan, de Jacques Audiard. Selon leurs commentaires lors de la conférence de presse qui a suivi la cérémonie, les jurés, apparemment sur la même longueur d’onde, se sont laissés portés par leur enthousiasme et leur émotion, sans calcul ou stratégie particulière. Et le palmarès s’est révélé plutôt juste, récompensant davantage les humbles que les stars, les films sociaux plus que les grandiloquents. En recevant, « comme une palme de résistance et d’endurance », la Palme d’or d’honneur pour sa carrière, qu’elle a dédiée à « tous les cinéastes inventifs et courageux, ceux qui créent un cinéma original, de fiction ou de documentaire, qui ne sont pas en lumière et qui continuent », Agnès Varda a donné le ton. Les timides Emmanuelle Bercot et Vincent Lindon, Prix d’interprétation féminine et masculine, lui ont emboité le pas. Elle : « Comment vous dire mon bonheur de partager mon prix avec une autre actrice, parce qu’il est un peu trop grand pour moi toute seule » ; lui, après avoir embrassé tous les membres du jury : « C’est la première fois que je reçois un prix dans ma vie. Je remercie les deux présidents du jury, Ethan et Joel Coen, je suis d’une fierté qu’ils m’aient même vu jouer… Quand je pense que j’ai fait tout ça pour que mes parents me voient, et ils ne sont plus là. » Dans la salle, Xavier Dolan n’était pas le seul à avoir la larme à l’œil.

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Je n’étais pas à Cannes cette année, mais je me suis précipitée au cinéma pour voir La loi du marché qui sortait le même jour dans les salles françaises. Parce que Stéphane Brizé a un talent fou, et parce que, même s’il n’est pas glamour pour un sou, Vincent Lindon, il y a longtemps qu’on le sait, est le meilleur acteur français.

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 « On ne fait pas n’importe quoi avec les gens. » 

La loi du marché
Stéphane Brizé
2015

Thierry (Vincent Lindon) est demandeur d’emploi depuis vingt mois, date où il a été licencié de la société où il était ouvrier. A cinquante et un an, marié et père d’un adolescent handicapé qui nécessite des soins coûteux, il ne peut se permettre de rester sans travail. De formations inutiles en stage de remise à niveau, il finit par décrocher un contrat de vigile dans un supermarché, un job qui va très vite lui poser un dilemme moral…

En 2006, j’avais interviewé Stéphane Brizé pour le magazine Epok, à l’occasion de la sortie en DVD de son deuxième long-métrage, Je ne suis pas là pour être aimé. Je lui avais demandé d’où venait son intérêt pour les métiers ingrats – la contractuelle du Bleu des villes, le film qui l’a révélé, le huissier de justice de Je ne suis pas là pour être aimé, auxquels on pourrait rajouter aujourd’hui le vigile de supermarché de La loi du marché. Il avait alors répondu : « Ce sont des fonctions qui imposent une image quasi détestable. A partir de là, il ne me reste plus qu’à aller observer l’être humain derrière le masque social. Et c’est cet être humain qui me passionne. » Dans La loi du marché, justement, Vincent Lindon incarne magistralement l’humain pris au piège d’un système qui ne l’est pas. On suit son parcours du combattant qu’est celui du chômeur en quête d’emploi, plus tout jeune et fatigué des stages caduques proposés par Pôle Emploi (telle cette formation de grutier alors qu’il n’a jamais travaillé sur un chantier, et que donc, aucun employeur ne l’embauchera), des cours de coaching (qui remettent en cause son attitude, sa manière de parler… ), des entretiens d’embauche par Skype, totalement humiliants, et des rendez-vous avec la banquière qui lui conseille de vendre son appartement, sa seule richesse. La caméra est nerveuse, et Lindon occupe tous les plans. On lit sur son visage, comme dans un livre ouvert, toute l’incrédulité devant cette violence psychologique ordinaire, qu’il reçoit comme un boxeur se prend des coups et pourtant se relève. Pas question de flancher. Parce qu’il a une famille à nourrir, et qu’il veut garder la tête haute. La séquence, sidérante, de la vente de son mobil-home est annonciatrice. Thierry n’est pas prêt à tout accepter. Le poste de vigile, qu’il décroche, faute de mieux, va le confronter à la précarité et la misère de ses concitoyens et parfois collègues : un vieux monsieur vole de la viande, une caissière des bons de réduction oubliés par des clients… Sans pathos, sans paroles inutiles, le film de Stéphane Brizé met le doigt où ça fait mal. Dans cette arène où chacun défend son bifteck coûte que coûte, le mal n’a pas vraiment de visage, et les héros sont silencieux. Apprendre en sortant de la projection que l’ex-patronne de l’INA, prise en flagrant délit d’abus d’argent public, a été réintégrée au Ministère de la Culture, ajoute encore au malaise. La loi n’est pas la même pour tous.
Avec Karine De Mirbeck, Matthieu Schaller…

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PALMARES

Palme d’or : Dheepan de Jacques Audiard (France)
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Grand Prix : Le fils de Saul de Lázló Nemes (Hongrie)
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Prix de la mise en scène : The Assassin de Hou Hsiao-Hsien (Taïwan, Chine, Hong-Kong, France)
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Prix du scénario : Chronic de Michael Franco (Mexique)
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Prix d’interprétation féminine ex-aequo :

Emmanuelle Bercot dans Mon roi, de Maïwenn (France)
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Rooney Mara dans Carol, de Todd Haynes (Royaume-Uni, Etats-Unis)
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Prix d’interprétation masculine : Vincent Lindon dans La loi du marché de Stéphane Brizé
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Prix du Jury : The Lobster, de Yorgos Lanthimos (Irlande, Grèce, Royaume-Uni, France, Pays-Bas)
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Palme d’or du court-métrage : Waves ’98 de Ely Dagher (Liban, Qatar)
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Le prix AFAP de l’actrice la mieux habillée : Shu Qi, indiscutablement !

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CANNES 2015 : OUVERTURE

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Si sa cérémonie d’ouverture a manqué de peps, le festival de Cannes 2015 risque de s’enflammer ce soir avec la projection de Mad Max : Fury Road. Même s’il est présenté hors compétition, le blockbuster de George Miller tombe à pic pour fouetter le sang d’un festival jugé trop souvent élitiste par le public.

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Il a fait du bon boulot, Lambert Wilson, avec son discours engagé sur la place et la condition des femmes dans le monde. Des propos justes et essentiels, mais avait-il besoin d’être aussi solennel ? (ce théâtral : « Cannes est une femme »). Et cet aveu prononcé en anglais, censé être drôle, dont on se serait bien passé : « Comme vous le savez, je vais continuer cette cérémonie en français. Je sais, je sais, désolé les amis. La plupart d’entre vous ont parcouru le monde afin d’assister à une cérémonie qu’ils ne comprendront pas. Rassurez-vous, la plupart des Français ne la comprendront pas non plus. » Même la chorégraphie (sublime et pas assez applaudie) de Benjamin Millepied devant les images mythiques de Vertigo, ou la présence sur scène de Julianne Moore, au sourire désespérément hollywoodien, venue recevoir son prix d’interprétation de l’année dernière (qui se souvient de ce film de Cronenberg ?) n’ont pas suffi à contrecarrer la morosité ambiante. Voir Isabella Rossellini déclarer la cérémonie ouverte aurait été autrement plus émouvant. Heureusement, ce coup d’envoi un peu terne sera balayé aujourd’hui par la projection de Mad Max : Fury Road. Trente-six ans après son Mad Max, George Miller délaisse sa ménagerie (ses films les plus récents sont Babe et Happy Feet) pour relancer la fougueuse saga avec un quatrième épisode (deux suites sont prévues…). Le tandem Tom Hardy-Charlize Theron a déjà convaincu la critique, et la bande-annonce a fait se pâmer les fans.

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A noter que Charlize Theron, interrogée par Oliver Delcroix du Figaro (interview parue dans l’édition du 14 mai) au sujet de son rôle de baroudeuse dans le film, qui tranche avec son image glamour, a déclaré avec agacement : « Vous ne pouvez pas nous réduire à une seule dimension : nous sommes tout à la fois. Cette façon de représenter les femmes au cinéma relève carrément du complexe de la Madone… Je ne voudrais pas paraître présomptueuse, mais je pense que, nous les femmes, sommes plus à même d’embrasser les tenants et les aboutissants de ce conflit, celui du film et les autres. Ne serait-ce que parce que nous pouvons enfanter. » Lambert Wilson a dû être aux anges.

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