SPENCER, princesse sous influence

Emboîtant le pas à la série The Crown qui est parvenue, avec brio, à donner une réalité aux membres de la famille la plus impénétrable d’Angleterre, Pablo Larraín se penche sur le cas de la princesse Diana. Spencer se focalise sur trois jours pendant les festivités de Noël 1991, à l’issue desquels Lady Di décidera de se séparer de Charles. Audacieux, surréaliste, et incarné par une Kristen Stewart habitée, ce portrait poétique a quelque chose de vertigineux.

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« Je suis une cause perdue. Je n’ai aucun avenir ici. »

 

 

SPENCER

Pablo Larraín
2021
Paru en France sur Prime Video le 17 janvier 2022

En 1991, à Sandrigham House, domaine de la reine Elizabeth II dans le Norfolk, on se prépare à fêter Noël en famille. Tout le monde est arrivé, excepté la princesse de Galles (Kristen Stewart). Au volant de sa Porsche, elle a échappé à l’escorte et aux services de sécurité pour rouler seule, mais s’est égarée sur les routes de campagne…

En 2016, dans Jackie, le cinéaste chilien Pablo Larraín auscultait le chagrin et les interrogations de la veuve de John Fitzgerald Kennedy les jours suivant l’assassinat de ce dernier. Cette fois, le réalisateur propulse dans la tête d’une autre icône, elle aussi à un moment clé de sa vie. Larraín et son scénariste Steven Knight (Peaky Blinders) n’ont pas eu la prétention de vouloir percer le mystère de Diana Spencer, dite la « princesse du peuple », ni même de relater fidèlement une page d’histoire. Le film est introduit par cette phrase : « A fable from a true tragedy » (une fable tirée d’une vraie tragédie). À la réalité (la description des rites de la famille royale est d’une grande exactitude) se mêle donc la fiction. L’ambition ici est artistique, cinématographique. Paradoxalement, c’est aussi cette distance qui permet d’approcher la vérité d’un personnage qui, vingt-cinq ans après sa mort tragique, exerce toujours une incroyable fascination. Le film est rythmé par les émotions qui traversent l’infortunée héroïne. Dix ans après son mariage en grande pompe, Diana n’est plus qu’une princesse tourmentée et malheureuse. Épouse trompée et délaissée, incomprise voire méprisée par son illustre belle-famille, elle adopte un comportement d’ado rebelle et refuse de se plier aux règles imposées qui l’infantilisent. « Tu te plains comme une gamine qui n’a pas ce qu’elle veut » lui dit avec agacement Charles, campé par l’excellent Jack Farthing, rigide et glacial à souhait. Elle erre dans les couloirs interminables du manoir, dans le parc, de jour comme de nuit, se dit hantée par le fantôme d’Anne Boleyn, l’épouse d’Henry VIII à la destinée tragique et avec qui elle se sent en connivence. On la soupçonne déjà de perdre la tête. Ce n’est pas faux, ou du moins les pédales. Ses enfants qu’elle adore tentent eux-mêmes de la raisonner. Ils sont sa seule consolation. Et puis il y a les domestiques, qui jouent parfois un double jeu : ceux qui l’aiment, ceux qui la trahissent, ceux qui l’espionnent. Kristen Stewart, toute en regards en dessous, yeux embués, inclinaisons de tête et phrasé haché reproduits à l’identique, a une classe folle dans la détresse. Elle porte de manière divine les robes de luxe, signées Chanel souvent — beaucoup de vêtements de la garde-robe de Diana ont été recréés par la costumière oscarisée Jacqueline Durran. La brume de la campagne anglaise, la musique baroque de Jonny Greenwood (Radiohead), la lumière irréelle de la photographie de la Française Claire Mathon (très inspirée du Shining et du Barry Lyndon de Kubrick) confèrent à cette œuvre hallucinatoire des atours de conte horrifique. Avant un épilogue lumineux et sublime, véritable pied de nez à la sacro-sainte institution royale, jamais désespoir n’aura été filmé de manière aussi grandiose.
1 h 57 Et avec Timothy Spall, Sean Harris, Sally Hawkins, Stella Gonet, Richard Sammel, James Harkness, Amy Manson…

THE CROWN, LE VRAI DU FAUX

Tandis que dans la vie réelle, le Megxit fait les choux gras des médias, la quatrième saison The Crown a raflé quatre trophées aux derniers Golden Globes. Autant dire qu’en dépit des aigreurs de ses enfants rebelles, la famille royale n’a jamais été aussi populaire. Retour sur cette série remarquable, qui retrace plus ou moins librement la vie de Elizabeth II, ponctuée par tous les grands événements qui ont secoué le Royaume Uni au siècle dernier.

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« For better or worse, the crown has landed on my head. And I say, we go ! »

 

THE CROWN

Série Netflix créée par Peter Morgan en 2016
Quatre saisons de 10 épisodes d’environ 55 minutes (deux saisons à venir)

En 1947 à Londres, Elizabeth (Claire Foy), fille aînée du roi George VI (Jared Harris), a vingt et un an et s’apprête à épouser Philip (Matt Smith), prince de Grèce et du Danemark, dont elle est très amoureuse. Ce dernier, dont la réputation de fêtard est notoire, est dans l’obligation de se faire naturaliser sujet britannique. Il abandonne aussi ses titres pour devenir Philip Mountbatten (nom de jeune fille de sa mère). Le roi consent bon gré mal gré à cette union, mais il est malade, et commence déjà à préparer Elizabeth, héritière légitime du trône, à prendre sa succession…

Tout incongru qu’il puisse paraître, l’attachement des Britanniques à leur monarchie est inoxydable. Symbole au charme désuet, la reine est dotée de pouvoirs institutionnels, mais aussi de réels pouvoirs politiques, dont elle n’abuse jamais. Garante des institutions, des traditions et de la stabilité du Royaume-Uni et très au fait des affaires du pays, Elizabeth II préfère œuvrer en coulisse, en prodiguant conseils et mises en garde. En public, en revanche, elle a fait sienne la devise de son aïeule Victoria : « Never complain, never explain » (« ne pas se plaindre, ne pas expliquer ») — ce qui n’est visiblement pas le cas de ses descendants… Pour comprendre les motivations de la souveraine et celles de sa famille, le commun des mortels devait jusqu’ici se contenter de décrypter les sourires de façade des photos officielles et les rumeurs propagées par les tabloïds. C’est pourquoi The Crown déchaîne les passions. Grâce à la série, on a l’impression d’être une petite souris qui se serait introduite dans le palais. Alors certes, tout aussi remarquable qu’il puisse être, ce portrait intime de la reine et des membres de sa famille n’est pas infaillible, et le show s’écarte parfois du factuel. The Crown n’est pas un documentaire. La réalité nourrit une fiction qui se veut romanesque et palpitante. Et c’est le cas. Son créateur, Peter Morgan, est un spécialiste du genre. On lui doit les scénarios de The Queen, Le dernier roi d’Écosse, Deux sœurs pour un roi ou Frost/Nixon, l’heure de vérité… Certains dialogues ont été purement imaginés, des raccourcis ont été empruntés, mais tout cela reste plausible. Corentin Lamy, Joffrey Ricome et Pierre Trouvé, dans leur récent ouvrage fort enrichissant The Crown, le vrai du faux (publié chez Gründ) ont décrypté chaque épisode des trois premières saisons. Ils ont confronté la série à des archives historiques écrites, photographiques et filmées. Leur constat :

« Les arrangements avec l’Histoire, les manipulations de la chronologie et même des contre-vérités sont réguliers dans The Crown. »

Mais ils écrivent aussi :

« Nous avons dû convenir qu’à bien des égards, la série, truffée de détails plus vrais que nature et de clins d’œil pour les connaisseurs, arrive à dépeindre, si on accepte de prendre de la hauteur, des tableaux très justes de ses personnages. »

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : s’éloigner un peu pour approcher au plus près de ces figures énigmatiques et donner un sens à ce qui pourrait apparaître comme absurde. Quoi qu’elle en pense, la reine sort grandie de cette série (sauf en ce qui concerne ses rapports avec Diana, où sa froideur légendaire tend à la cruauté). Le show la montre assumant avec une dignité à toute épreuve le poids de la couronne, tenant à bout de bras une famille pétrie de névroses et de griefs. Sont mis en exergue son intelligence, son humour pince-sans-rire, son humanité et sa combativité. À ce titre les échanges avec Winston Churchill et Maggie Thatcher sont un régal, et ce n’est pas un hasard si ces scènes figurent parmi les plus réussies. La première inspiration de Peter Morgan est en effet la pièce à succès qu’il avait écrite en 2013, The Audience, dans laquelle il mettait en scène les entretiens hebdomadaires entre la reine (incarnée dans la production originale par Helen Mirren) et ses Premiers ministres successifs. On sait gré à Morgan et son équipe de ne jamais sombrer dans le manichéisme. Ainsi, Margaret, personnage préféré de beaucoup de fans de The Crown et brillamment campée par Vanessa Kirby puis Helena Bonham Carter, suscite une empathie immédiate. Mais elle est autant dépeinte comme une victime (d’un amour et d’un destin contrariés) que comme une enfant gâtée constamment insatisfaite.

 

Reconstitution flamboyante

 
On apprend une foule de choses sur l’histoire du Royaume-Uni et les secrets de la Couronne, et visuellement, la série impressionne. La reconstitution est flamboyante. On est constamment ébloui par les décors, les costumes (la robe du mariage de Elizabeth II a été reproduite avec un soin méticuleux), les chansons d’époque qui soulignent les changements de décennies (les standards du jazz cèdent la place à David Bowie, The Cure, Elton John…), mais aussi par les décors naturels (les séquences en Écosse donnent envie d’acheter un billet d’avion illico). La distribution est un sans-faute qui rappelle que l’Angleterre et l’Irlande sont un vivier d’acteurs extraordinaire (on reconnaît au fil des quatre dernières saisons Jeremy Northam, Matthew Goode, Matt Smith, Tobias Menzies, Ben Miles, Greg Wise, Charles Dance, Colin Morgan, Tom Burke, Derek Jacobi, Stephen Dillane, Harry Treadaway — frère jumeau de Luke — Pip Torrens…). OK ! John Lithgow, l’interprète de Winston Churchill, est américain, mais on lui pardonne tant il est bon. Quant à la reine, elle brille grâce à ses deux interprètes surdouées : Claire Foy puis l’oscarisée Olivia Colman qui excellent toutes deux à restituer la fameuse « retenue » de la souveraine. Dans son livre
L’Angleterre en séries (First Editions), Ioanis Deroide rapporte qu’Olivia Colman a changé d’opinion sur la reine depuis qu’elle l’a incarnée, et la considère même désormais comme « la féministe ultime ».

 

La BBC en question

Les aficionados de séries anglaises ont pu légitimement se demander pourquoi un tel programme avait atterri sur Netflix et non pas sur la vénérable BBC, un temps intéressée ? Le producteur exécutif Andy Harries s’en est expliqué dans une interview parue dans le magazine britannique Radio Times. Il s’avère que non seulement le budget (faramineux) aurait posé problème, mais la proximité entre la chaîne historique anglaise et le palais de Buckingham aurait peut-être fait obstacle à certains passages « sensibles » (les épisodes concernant la Princesse Diana notamment). Avec Netflix, pas de censure et donc davantage de liberté de création.

 

Le prestige de la Couronne

Nul doute que la série fera date. Depuis sa création en 2016, elle croule sous les récompenses (dix Emmy Awards, sept Golden Globes…). Le 28 février dernier, les impressionnants Josh O’Connor (le jeune prince Charles), Emma Corrin (Diana) et Gillian Anderson (Margaret Thatcher) et ont été couronnés pour leurs performances respectives dans la saison 4 et la série raflait pour la deuxième fois le Golden Globe de la Meilleure série dramatique.

 

La suite

The Crown devrait revenir pour deux saisons (couvrant les décennies 1990-2000 et 2000-2010) et ne devrait donc pas arrêter de surprendre. La cinquième, annoncée pour 2022, verra l’arrivée d’Imelda Staunton dans le rôle de la reine, et de Lesley Manville dans celui de Margaret. Le duc d’Édimbourg sera campé par Jonathan Pryce et la princesse Diana par Elizabeth Debicki. En attendant, les fans peuvent se plonger dans les deux ouvrages précités riches d’enseignements, des outils idéaux pour distinguer le vrai du faux.

 

Top 5

Chaque épisode de The Crown étant presque un film à part entière, voici mes cinq préférés jusqu’ici :

1 – Aberfan, réalisé par Benjamin Caron (Saison 3, épisode 3), qui retrace de manière bouleversante la catastrophe survenue au Pays de Galles en 1966. L’échange entre le Premier Ministre de l’époque, Harold Wilson (Jason Watkins), et la reine, accusée par l’opinion de manquer de compassion, est remarquable.

 

2 – Tywysog Cymru, réalisé par Christian Schwochow (saison 3, épisode 6), se penche sur le séjour forcé du Prince Charles à Aberystwyth, au Pays de Galles, où il est très fraîchement accueilli avant de se lier d’amitié avec son tuteur, campé par l’excellent Mark Lewis Jones, natif du cru.

 

3 – Assassins, réalisé par Benjamin Caron (saison 1, épisode 9), pour la performance de John Lithgow, impérial en Winston Churchill qui se fait peindre le portrait et n’apprécie guère ce qu’il voit.

 

4 – Act of God, réalisé par Julian Jarrold (saison 1, épisode 4), pour la reconstitution très impressionnante de ce qu’on a appelé « Le grand smog de Londres » en décembre 1952.

 

5 – War, réalisé par Jessica Hobs (saison 4, épisode 10), la dernière confrontation entre Maggie Thatcher et la reine est truculente. De leur côté, Diana et Charles tombent les masques, ce qui vaut de belles performances de la part d’Emma Corrin et Josh O’Connor.