LE MAL N’EXISTE PAS en DVD/BR

À l’image de son titre qui résonne comme un sujet de dissert de philo, Le Mal n’existe pas restera probablement le film le plus mystérieux de 2024. Puissante, cette fable écologique signée du réalisateur de l’encensé Drive My Car fascine autant qu’elle intrigue. Son épilogue particulièrement déconcertant a d’ailleurs suscité les théories les plus saugrenues. Le film vient de paraître en DVD/Blu-ray, avec une interview du cinéaste à la clé. (pas de spoiler dans cet article)

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« C’est sur le trajet des cerfs.
– Pardon ?
– Votre site de glamping… »

 

LE MAL N’EXISTE PAS (Aku Wa Sonzai Shinai)

Ryûsuke Hamaguchi
2023
Paru en avril 2024 en France
Disponible en Blu-ray et DVD depuis septembre 2024 chez Diaphana
Grand Prix du Jury (Lion d’argent) à Venise en 2023

Dans une contrée à deux heures de Tokyo, à la lisière d’une grande forêt, vivent Takumi (Hitoshi Omika) et sa fille Hana (Ryô Nishikawa). Il est bûcheron et l’homme à tout faire du village, et Hana vagabonde souvent dans les bois, car son père a la fâcheuse habitude d’oublier d’aller la chercher à l’école. Mais un jour, l’équilibre de cette communauté qui vit en harmonie avec son environnement est menacé par l’arrivée de communicants venus de la capitale : une agence artistique souhaite implanter un glamping (contraction entre « glamour » et  « camping ») au sein de la forêt, afin d’attirer les citadins en mal de nature… 

Sûr que feu Ryuichi Sakamoto aurait aimé ce film. En fait, j’ai pensé à lui tout au long du visionnage. Le génial musicien japonais m’avait confié au moment de la sortie de The Revenant, dont il avait signé la bande originale avec son complice Alva Soto, que pour lui, le cœur du film d’Alejandro Iñárritu était, plus que la relation entre l’homme et la nature, la nature elle-même. Il y a certaines similitudes entre ces deux œuvres, et en particulier la manière dont la musique, les effets sonores, et les images se superposent. De son propre aveu, le citadin Ryûsuke Hamaguchi n’avait rien prémédité. À l’invitation de son amie compositrice Eiko Ishibashi — déjà à l’œuvre sur Drive My Car — il s’était rendu dans le village rural de cette dernière, semblable à celui du film. Elle lui avait demandé de réaliser une vidéo pour accompagner l’une de ses performances musicales. Le contact avec la nature environnante a tellement sidéré le cinéaste qu’il a eu l’idée de cette fable, à laquelle il a mêlé l’histoire d’un projet mercantile menaçant l’écosystème, inspirée par un fait divers survenu récemment au Japon. Le Mal n’existe pas est introduit par un très long plan séquence et semble ainsi ralentir le temps, obligeant le spectateur à ressentir les éléments de la forêt : le bruit de l’eau qui coule du ruisseau, celui du bois qu’on coupe, les craquements des arbres… La poésie de la nature, mais aussi son côté fantastique, imprègne constamment le film. Le mal n’existe pas dans la nature, semble dire Hamaguchi. Le mal est une notion humaine. « Bien sûr, la nature a sa propre violence, mais celle-ci n’a pas nécessairement de malveillance » a-t-il déclaré. Car toute sublime qu’elle soit, la forêt peut aussi être inquiétante. De fait, par la manière dont la caméra se faufile entre les arbres et par les indices que le cinéaste distille, il émane de ces bois la sensation de l’arrivée imminente d’un drame. Avare de paroles (mais lourd de sens) dans sa première partie, le film va prendre une tonalité inattendue en son milieu, lors d’une séquence de réunion à la mairie organisée par les deux envoyés de l’agence, venant tenter de convaincre les autochtones de l’intérêt de leur projet. On est alors ramené à une réalité presque documentaire. Pensant s’adresser à des ruraux naïfs, les deux communicants se font moucher en beauté (et tout en politesse, on est au Japon), et voient leurs certitudes remises en question. On croit toucher le nerf du récit. Mais deviner les intentions du cinéaste n’est pas si simple, et troubler le spectateur est l’un de ses talents. D’où cette fin, brutale, confuse et presque hallucinée, qui laisse perplexe même si, il faut bien l’admettre, tout, depuis le début, conduisait à ce dénouement.
1 h 46 Et avec Ayaka Shibutani, Ryûji Kosaka, Hazuki Kikuchi, Hiroyuki Miura…

 

 

ÉDITIONS BLU-RAY ET DVD 

Dans chacune des éditions, techniquement irréprochables, le film est assorti de la bande-annonce et d’un entretien exclusif de onze minutes avec le réalisateur. Ryûsuke Hamaguchi revient sur l’importance de la musique de Eiko Ishibashi et la manière dont le film a germé en lui. Il évoque aussi l’influence de Jean-Luc Godard qui savait combiner les plages musicales et les silences abrupts. Le cinéaste confirme sa préoccupation pour l’écologie, le changement climatique et le fait que « la société dans son ensemble commence à dépasser sa capacité naturelle de récupération », même si, curieusement, il ne s’est interrogé sur la relation entre l’homme et la nature qu’après avoir terminé le tournage. S’il revient sur le choix du titre, dont il aime le côté ironique, il ne livre aucune véritable explication sur la fin du film. Qu’elle suscite autant d’interrogations semble cependant le réjouir.

 

 

Un coffret Blu-ray réunissant les trois films récents du cinéaste (Drive My Car, Contes du hasard et autres fantaisies et Le Mal n’existe pas) est également disponible, accompagné de deux entretiens avec le réalisateur et d’une intervention du critique Clément Rauger, spécialiste du Japon. 

 

 

WINTER BROTHERS/LES FUNÉRAILLES DES ROSES

A l’affiche au Studio du Havre ce mois-ci, deux films rares et inédits, l’un récent, l’autre pas. Winter Brothers, réalisé en 2017 par Hlynur Palmason, est une curiosité venue du froid et un choc esthétique qui n’a laissé indifférents ni le public ni la critique. Quant au Funérailles des roses, de Toshio Matsumoto, cultissime œuvre transgressive de la contre-culture japonaise de la fin des années 60, il est, pour la première fois en France, projeté en version restaurée 4K.

 


« Tu ne pourrais pas être comme tout le monde ?
– Pourquoi ? »

 

Winter Brothers (Vinterbrødre)

Hlynur Palmason
2017

Sur les écrans français en février 2018
Prix du Meilleur acteur au festival de Locarno 2017
Grand Prix du Jury Longs-Métrages Européens au festival d’Angers 2018

Au cœur de la forêt danoise où l’hiver s’est installé, une gigantesque mine de calcaire est le théâtre du quotidien, rythmé par une routine pesante, des hommes qui y travaillent, tels Johan (Simon Sears) et son frère Emil (Elliott Crosset Hove). A cause de son caractère bizarre, ce dernier est mis à l’écart par ses collègues auxquels il ne s’adresse que pour leur vendre un alcool frelaté qu’il confectionne à partir de produits chimiques volés à l’usine. Son cas va encore s’aggraver lorsqu’un des mineurs est conduit à l’hôpital dans un état critique…  

Expérience sensorielle aussi éblouissante que déstabilisante, Winter Brothers, depuis sa parution en 2017, a emballé public et critique dans tous les festivals. Quasi-muet et quasi-monochrome — le blanc du calcaire et celui de la neige se confondent constamment — le film est l’œuvre du jeune plasticien islandais Hlynur Palmason, qui a choisi de privilégier ici les aspects visuel et organique au détriment de la narration. Soutenu par la musique (bruits industriels et naturels) du Danois Toke Brorson Odin, ce portrait d’un homme en manque d’amour, dont le comportement tient à la fois de l’idiot du village, d’un gosse facétieux et d’un animal blessé, déconcerte parfois, mais fascine souvent. Avec ses faux airs de Buster Keaton et Stan Laurel, les yeux constamment écarquillés, Elliott Crosset Hove émeut dans la peau de cet être solitaire, fantasque, mal aimé, étranger à ceux qui l’entourent, et qui ne respecte aucune règle, ni familiale ni sociale ni de décence. Seuls les contacts avec une jeune fille, objet de ses fantasmes, qu’il observe et convoite en cachette, et le visionnage de cassettes vidéo d’instruction militaire, semblent lui procurer un peu de sérénité. Ce film en immersion, oppressant, n’est pas sans rappeler l’impressionnant Le fils de Saul (les deux œuvres ont en outre des affiches assez similaires). Ici, le climax est un règlement de comptes entre les frères nus : un corps à corps primitif et intense qui parvient à remettre, de façon inattendue, de l’humain dans ce tableau infiniment vain et sublimement désespéré.
1h 34 Et avec Lars Mikkelsen, Victoria Carmen Sonne, Peter Plaugborg, Michael Brostrup…

Au Studio du 20 février au 5 mars 2018
Séance spéciale lundi 25 février, présentation par Havre de Cinéma

BANDE-ANNONCE

 

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« Chaque homme a son propre masque»

  

Les funérailles des roses (Bara No Sôretsu)

Toshio Matsumoto
1969

Sur les écrans français à partir du 20 février 2019

En 1969 à Tokyo, Eddie (Peter), jeune et très jolie drag-queen (sous influence Edie Sedgwick), est la favorite de Gonda (Yoshio Tsuchiya, le Rikichi des Sept Samouraïs) propriétaire du Bar Genet où elle travaille. Cette relation provoque la jalousie de Leda (Osamu Ogasawara), maîtresse officielle de Gonda, drag-queen plus âgée et matrone du bar. Tandis que les deux amants se demandent comment se débarrasser de cette dernière, Eddie est constamment hantée par son passé violent… 

Les funérailles des roses débute par une citation des Fleurs du mal de Baudelaire « Je suis la plaie et le couteau… et la victime et le bourreau ». Son réalisateur, Toshio Matsumoto (1935-2017), pionnier du cinéma expérimental japonais, a été inspiré, comme beaucoup de membres de la Nouvelle Vague nippone dont il était un peu l’électron libre, par la culture française. Il a revendiqué l’influence de Jean Genet, Jean Cocteau et Alain Resnais (notamment Hiroshima mon amour et L’Année dernière à Marienbad). Ce long-métrage, l’un des rares qu’il ait réalisé (l’essentiel de sa filmographie comprend surtout des courts et des documentaires), est également parsemé de citations ou de clins d’œil à la culture occidentale de l’époque (Jonas Mekas, Le Clézio, Les Beatles, Che Guevara, Pasolini, Warhol… ). L’histoire d’Eddie, gay boy et travesti, sert de fil rouge à cette évocation psychédélique du mythe d’ Œdipe, dont la narration éclatée en appelle à des audaces stylistiques caractéristiques des films expérimentaux (surimpression, distorsion de l’image, solarisation). Pour autant, les flashbacks, flashforwards, séquences en accéléré (conférant un aspect résolument burlesque, et qui dit-on, auraient influencé Stanley Kubrick pour son Orange mécanique), bande-dessinée ou insertions de scènes incongrues, telle cette manifestation politique muette en pleine rue effectuée par un groupe de happening, ne nuisent jamais à la compréhension de cette tragédie aux allures de puzzle, très aboutie. Parallèlement aux tribulations d’Eddie (campée par le fascinant acteur travesti Peter — ou Pita — que l’on retrouvera, entre autres, dans Ran de Kurosawa), on suit un tournage de documentaire sur la faune homosexuelle tokyoïte par une équipe de cinéma underground. Un parti-pris qui constitue une formidable mise en abime : les jeunes gens interviewés, acteurs du film ou anonymes, répondant avec une naïveté et franchise désarmantes. Cette manière d’aborder les questions existentielles des jeunes travestis, fiers de l’être mais conscients de vivre en marge, est toujours respectueuse et jamais vulgaire. Et lorsque Matsumoto filme les corps nus et les scènes d’amour, c’est également en esthète. On est subjugué par la beauté des plans et de la photo (en noir et blanc sublimement contrasté). Pour toutes ces raisons, il faut (re)découvrir d’urgence cette œuvre foisonnante et incroyablement avant-gardiste, qui s’achève sur cette phrase implacable : «C’était un film unique en son genre, mêlé de cruauté et d’humour. »
1h 48 Et avec Yoshimi Jô, Flamenco Umeji, Saako Oota, Toyosaburo, Uchiyama…

Au Studio à partir du 20 février 2019
Séance spéciale le vendredi 22 février, présentation du film par les associations La Poudrière et Cannibale Peluche

BANDE-ANNONCE

 

SILENCE

Vingt-huit ans après son sulfureux La dernière tentation du Christ, Martin Scorsese s’interroge à nouveau sur le mystère de la foi et divise la critique. Inspiré d’un livre du Japonais Shûsaku Endô, Silence mêle l’intime et le spectaculaire, et cette épopée historique aussi majestueuse qu’épurée se révèle une réflexion mystique, politique et philosophique passionnante jusqu’au bout.

 

« I pray but I’m lost. Am I just praying to silence ? »

 

Silence

Martin Scorsese
2016 (Dans les salles françaises depuis le 8 février 2017)

Au XVIIe siècle, deux jeunes prêtres jésuites portugais, Rodrigues (Andrew Garfield) et Garupe (Adam Driver), obtiennent l’autorisation de se rendre au Japon pour retrouver leur mentor disparu, le Père Ferreira (Liam Neeson), qui aurait renié sa foi en pleine mission évangélisatrice. Bien qu’ils sachent que le catholicisme a depuis peu été décrété illégal au Japon, les deux prêtres sont prêts à braver tous les dangers pour laver leur vénérable professeur de cette accusation…

Le film invite à un voyage, à la fois intime et géographique. Celui que font ces deux jeunes prêtres idéalistes, sûrs de leur foi et du bien-fondé de leur quête, qui débarquent clandestinement dans un pays lointain, fermé aux étrangers, et dont ils ignorent tout. Ils découvrent que les chrétiens y sont traqués, martyrisés et exécutés. Au début, rien n’altère la perception de leur mission, d’autant qu’ils sont accueillis comme le Messie dans les villages chrétiens qui résistent à l’oppression. Mais lorsque leurs ouailles se retrouvent en danger de mort par leur faute, le doute s’installe. Si la foi du Père Garupe semble infaillible, celle du Père Rodrigues est mise à l’épreuve. Andrew Garfield, constamment christique, rend les souffrances de ce combat intérieur palpables : la profession de foi justifie-t-elle que des hommes soient sacrifiés au nom de Dieu ? Ces persécutions bousculent les convictions profondes de ce jeune jésuite qui se heurte invariablement au silence divin. Martin Scorsese, qui a réfléchi durant vingt ans à cette adaptation, s’est débarrassé des artifices fantastiques qui caractérisaient La dernière tentation du Christ. Il aborde ici frontalement la question de la foi, de la trahison et de l’expiation, une véritable obsession chez cet ancien séminariste, qui transpire dans bon nombre de ses films. Mais contrairement à ce que vitupèrent certains critiques, il n’y a dans ce Scorsese ni « martyrologie » des chrétiens, ni prosélytisme à outrance, ni complaisance dans la représentation de la violence. Au contraire, le souci de vérité historique est ici manifeste (le livre de Shûsaku Endô est d’ailleurs inspiré d’un fait historique avéré). Le discours de l’inquisiteur japonais, qui perçoit le christianisme comme le cheval de Troie de l’Occident, n’a rien de fantaisiste, et Scorsese met l’accent sur le pragmatisme des instances japonaises, qui défendent leurs traditions et leur homogénéité culturelle. A ce propos, les joutes verbales qui ponctuent la deuxième partie du film sont remarquables. Elles nourrissent une réflexion politique et philosophique passionnante, non sans rapport avec l’actualité. Il est injuste que cette œuvre ambitieuse, âpre et intelligente ait été à ce point boudé par l’Académie des Oscars. La seule nomination est allée au chef opérateur Rodrigo Prieto, auteur des images fabuleuses qui rendent hommage à la beauté de cette nature majestueuse (le film a été tourné à Taiwan) et renvoient à l’esthétique du cinéma de Kurosawa et Mizoguchi (Scorsese a confié avoir emprunté une scène des Contes de la lune vague après la pluie). On signalera aussi que si les acteurs américains ne déméritent pas, ce sont les performances des comédiens japonais de renommée internationale — Tadanobu Asano, Issei Ogata et Yôsuke Kubozuka — qui éclaboussent l’écran.
2 h 41 Avec Ciaràn Hinds, Shin’ya Tsukamoto, Yoshi Oida…

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