Interview RYUICHI SAKAMOTO

Première publication, le 7 avril 2016

MAN OF BEAUTY

 

Ryuichi

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Qualifier Ryuichi Sakamoto ne peut se faire qu’à grand renfort de superlatifs. Musicien génial, esthète absolu, ce « citoyen du monde » et donc fervent militant écologiste, n’a cessé de nous éblouir depuis qu’on l’a découvert à la fin des années 70, en solo et avec son groupe légendaire Yellow Magic Orchestra, l’un des pionniers, en Asie, de la pop électronique. Pour ce Japonais amoureux de Debussy depuis son plus jeune âge (il est né en 1952), la musique n’a pas de frontières. Explorateur audacieux, il excelle dans l’art de jongler avec les cultures et les styles, de trouver des combinaisons magiques entre l’ancien et le moderne, entre la musique classique, les sonorités ethniques, les chants traditionnels, le jazz, l’electro, la pop, la bossa-nova, la techno… (un de ses chefs-d’œuvre s’intitule d’ailleurs Illustrated Musical Encyclopedia).

 

Sakamoto albums

 

Ses concerts sont des enchantements, et ceux qui ont eu la chance d’assister à ceux de la tournée qui a suivi la publication de son album Beauty en 1990, ne s’en sont jamais vraiment remis. Ryuichi Sakamoto s’est également distingué en tant que compositeur de musique de film. D’ailleurs, le grand public le connaît surtout grâce à l’inoubliable thème de Furyo (Merry Christmas Mr. Lawrence), de Nagisa Oshima, dans lequel il y campait également l’officier japonais amoureux transi du soldat anglais incarné par David Bowie. La bande originale du Dernier empereur lui a valu l’Oscar en 1988. Celle d’Un thé au Sahara, un Golden Globe trois ans plus tard.

No Nukes

Quand il n’est pas en train de défendre la cause environnementale (il a notamment été à l’initiative du No Nukes Festival, premier concert antinucléaire organisé en 2012 au Japon, seize mois après la catastrophe de Fukushima), le musicien prolifique, toujours à l’affût, continue à faire montre d’ambition artistique dans des albums avant-garde parmi lesquels cet Out Of Noise de 2009, élaboré à partir de sons enregistrés sous la surface de la Mer arctique. Remis du cancer diagnostiqué en 2014 qui l’avait contraint à suspendre ses activités, Ryuichi Sakamoto a fait un retour remarqué en 2015 en signant avec son complice Alva Noto — alias Carsten Nicolai, jeune musicien conceptuel allemand, créateur de performances sonores, avec lequel il collabore fréquemment — la bande originale de The Revenant, rien de moins que le film événement de l’année. Et comme en plus d’être une légende vivante, Ryuichi Sakamoto est un artiste d’une humilité et d’une gentillesse rares, il m’a fait l’honneur de répondre à quelques questions.

 

Ryuichi 4

 

Another Film Another Planet : Aimiez-vous le cinéma d’Alejandro González Iñárritu avant d’accepter de travailler avec lui sur The revenant ? Un film en particulier ?

Ryuichi Sakamoto : Je suis un énorme fan de ses films depuis son premier, Amours chiennes. Je les aime tous et j’ai été réellement bluffé par Birdman.

AFAP : Est-ce le sujet du Revenant — la relation entre l’homme et la nature abordée de manière brutale et radicale — qui vous a particulièrement inspiré, et vous a poussé à accepter le projet ?

RS : J’ai vu le film après avoir donné mon accord pour la musique. Après avoir vu les premiers montages, j’ai estimé que le rôle principal en était la nature. Certes le film soulève un problème humain, mais dans mon esprit, il repose davantage sur la nature.

AFAP : Quelle a été votre réaction lorsque vous avez vu la version définitive du film ?

RS : Je ne l’ai vue que plus d’un mois après avoir livré la musique. Ce que j’en pense ? Elle est mixée très fort (rires). Ce qui m’a également relativement surpris, c’est le placement de certains éléments sonores qui, à l’origine n’avaient, pas été composés pour ces moments-là. C’est quelque chose qui arrive fréquemment aux compositeurs de musique de films et parfois de manière encore plus drastique. C’est la raison pour laquelle j’hésite généralement à me rendre aux premières des films sur lesquels j’ai travaillé, c’est un coup à avoir une crise cardiaque !

AFAP : Le réalisateur et les acteurs ont évoqué un tournage difficile, qui virait même parfois au cauchemar. Est-ce que Nicolai et vous avez été également confrontés à des problèmes ? Avez-vous eu toute liberté artistique ou reçu des consignes précises ? Vous avez déclaré dans une récente interview, qu’ Iñárritu ne souhaitait pas de mélodies, il voulait des « sons » ! N’était-ce pas frustrant pour le mélodiste que vous êtes ou avez-vous été emballé par ce challenge ?

RS : En comparaison avec les acteurs et l’équipe, nos difficultés ont été insignifiantes. Pourtant, composer la musique de ce film est certainement le défi le plus grand, le plus complexe de ma carrière, et également le plus stressant. D’abord, parce que The Revenant faisant plus de deux heures trente, nous avons dû pratiquement livrer autant de musique. De plus, Alejandro, dès le départ, nous a demandé de surimpressionner des couches à bases de sonorités complexes et, effectivement, sans mélodies. Et il n’était pas évident de le satisfaire car il est doté d’une oreille extraordinaire et d’une incroyable mémoire pour les sons et la musique. Il a énormément insisté pour que cette BO ne ressemble à aucune autre, et soit tout sauf conventionnelle. C’était comme s’il nous avait fallu peindre un tableau particulièrement émouvant avec certaines couleurs seulement. C’est à la fois un challenge artistique et abstrait.

 

 

AFAP : Grâce à cette partition, vous avez été nommé aux Golden Globes en janvier dernier (tout le monde s’est demandé pourquoi elle n’avait pas été retenue pour les Oscars, avez-vous une réponse à cette question ?) — Quoi qu’il en soit, il semble que cette année était celle d’Ennio Morricone, qui n’avait jamais encore reçu d’Oscar pour une bande originale. Est-il l’un de vos compositeurs de musique de film favori ?

RS : Oui, absolument. J’admire aussi le travail de Maurice Jaubert (pionnier de la musique de films, il a composé, entre autres, celles de L’Atalante, Hôtel du Nord et Drôle de drame NdA), Bernard Herrmann, Alex North (Un tramway nommé désir, Spartacus, Cléopâtre… NdA), Nino Rota, Leonard Rosenman (La fureur de vivre, A l’Est d’Eden… NdA), George Delerue, Antoine Duhamel (La sirène du Mississipi, Domicile conjugal… NdA), François de Roubaix, Edouard Artemev (Solaris, Stalker… NdA), Thomas Newman (Wall-E, Skyfall… NdA), Cliff Martinez (Drive, A l’origine… NdA) et Toru Takemitsu (La femme des dunes, L’empire de la passion, Ran… NdA). Nous n’avons pas été en lice pour les Oscars car l’Académie a probablement estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de musique originale conventionnelle écrite pour le film.

AFAP : Que pensez-vous d’un compositeur comme Alexandre Desplat, omniprésent dans la musique de films aujourd’hui, ce qui aurait peut-être tendance à uniformiser la création dans ce domaine ?

RS : Je ne connais pas bien son travail.

AFAP : Je sais que vous adoreriez travailler avec Jean-Luc Godard. Y a-t-il d’autres réalisateurs qui vous inspirent ?

RS : Il y en a beaucoup que j’admire bien sûr, mais en réalité, dans les films récents que j’ai aimés, la musique n’est pas du tout conventionnelle. Et je trouve qu’ils fonctionnent très bien comme ça.

AFAP : En 2015, vous avez également composé la musique, dans un style plus classique, de Nagasaki, Memories Of My Son, du fameux réalisateur japonais Jôji Yamada. Le cinéma japonais semble dynamique. Les récents Miss Hokusai, de Keiichi Hara, Notre petite sœur, de Hirokazu Kore-eda ou Les délices de Tokyo, de Naomi Kawaze ont obtenu de jolis succès internationaux. Vous qui vivez une grande partie de l’année à New York depuis plusieurs décennies, quel regard portez-vous sur le cinéma japonais moderne ?

RS : Je suis un fan invétéré de Ozu, depuis très longtemps. J’admire aussi Mizoguchi, Naruse, et Kurosawa. Et bien sûr, Oshima est mon héros. Ça peut paraître absurde de comparer le cinéma japonais actuel à ces cinéastes classiques. C’est un peu comme si on comparait les frères Coen à John Ford. C’est peut-être un peu cruel, mais, pour moi, la majorité des films japonais d’aujourd’hui ressemblent de plus en plus à des téléfilms.

 

Voyage Ö Tokyo - affiche

 

AFAP : Quels sont vos prochains projets, en solo ou en collaboration ? Dans la musique de film ou la musique en général ?

RS : Après The Revenant, j’ai achevé une musique pour un film japonais, dont je ne suis pas encore autorisé à donner le titre. Cette année, je vais me consacrer à l’album solo que j’avais entamé en 2014, et dû interrompre lorsqu’on m’a diagnostiqué un cancer.

AFAP : Et enfin, vous avez eu la chance de travailler avec David Bowie sur Furyo (Merry Christmas Mr Laurence), un artiste avec lequel vous aviez beaucoup en commun. Maintenant qu’il est parti, trop tôt, regrettez-vous ne pas avoir travaillé davantage avec lui ?

RS : Nos vies se sont croisées sur le tournage de Furyo et au cours des quelques années qui ont suivi, et puis j’ai perdu le contact alors même que nous vivions dans la même ville. Je m’étais souvent dit que je devrais le contacter pour lui parler. Maintenant je m’en veux de ne pas l’avoir fait, parce que c’était à la fois un génie créatif et quelqu’un de fascinant.

 

Furyo 2

 

Merry

L’équipe de Furyo en 1983 : David Bowie, Jack Thompson, Ryuichi Sakamoto et le réalisateur Nagisa Oshima (Associated Press)

 

Liens connexes :

SITE OFFICIEL RYUICHI SAKAMOTO

CRITIQUE AFAP THE REVENANT FILM

Neige

DEAUVILLE 2022 : AFTERSUN/BLONDE/MOONAGE DAYDREAM/WAR PONY etc.

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PLACE AUX JEUNES

Après deux ans de pandémie, et avant la nouvelle vague de Covid-19 annoncée, la 48ème édition du festival de Deauville s’est déroulée (le plus souvent) sous un beau soleil de fin d’été, sans port du masque ni fièvre quelconque. Les commerçants et restaurateurs locaux en témoignent : l’effervescence d’antan n’est plus. Pas croisé d’acteurs ou réalisateurs mythiques sur les planches le matin, ni au kiosque à journaux de la rue Eugène Colas. À l’heure de l’apéro, le soir de l’ouverture, on n’a guère vu que Vincent Lindon et Laurent Gerra au Bar du Normandy, tandis que tard dans la nuit, seul Fianso a dansé comme si sa vie en dépendait à l’O2. Rami Malek était venu sans tambour ni trompette accompagner sa compagne Lucy Boynton, invitée d’honneur de la soirée, étoile montante du Nouvel Hollywood. Côté glamour, en attendant Thandiwe (avec un w dorénavant) Newton et Ana de Armas, clone de Marilyn dans Blonde), seules autres têtes d’affiche de l’édition (avec Jesse Eisenberg…), on s’est contenté des membres des jurys, présidés par Arnaud Desplechin pour l’un et Élodie Bouchez pour celui de la Révélation. Et puis, juste avant la cérémonie, on a eu droit à un hommage à feue Olivia Newton-John, via la scène culte de Grease, dans laquelle elle chante avec John Travolta l’impérissable « You’re The One That I Want ».

   Photo AFP/Loïc Venance

Le président Arnaud Desplechin, entouré des membres du Jury de la sélection officielle. De gauche à droite : Sophie Letourneur, Alex Lutz, Léa Drucker, Yasmina Khadra, Pierre Deladonchamps, Marine Vacth et Jean-Paul Civeyrac.

 

Photo Jacques Basile

Le jury de la Révélation : Eddy de Pretto, Agathe Rousselle, la présidente Élodie Bouchez, Yolande Zauberman, Andréa Bescond et Nicolas Pariser

Cette désaffection des stars américaines est-elle imputable à la prestigieuse Mostra de Venise qui se déroule la même semaine, et qui, elle, voit défiler tout le gotha du 7ème art en plus d’accueillir un marché du film ? Ou simplement due à la volonté du directeur Bruno Barde de privilégier le cinéma américain indépendant comme un acte de résistance face à la production des blockbusters ? Il n’en reste pas moins que le festival de Deauville est plus que jamais placé sous le signe de la découverte et de la jeunesse. Et le grand public peut ronchonner — « Mais qui est cette Lucy Boynton ? » a-t-on maintes fois entendu le jour de l’ouverture — les cinéphiles, eux, n’y voient rien à redire.

Photo Jacques Basile
Lucy Boynton (Sing Street, Bohemian Rhapsody…), étoile montante du Nouvel Hollywood

  

PALMARÈS

Des treize longs-métrages sélectionnés pour la compétition par Bruno Barde, se dégageait une thématique récurrente : le passage à l’âge adulte et les tourments qui vont avec. Les femmes étaient également à l’honneur, et dans les films, et dans le palmarès.

  

GRAND PRIX et PRIX DE LA CRITIQUE

AFTERSUN

Charlotte Wells
2022
Prochainement en salles

Fin des années 90. Sophie (Frankie Corio) a onze ans. Ses parents sont séparés. Lors des vacances d’été, Calum, son père (Paul Mescal), l’emmène séjourner dans un club sur la côte turque. Sous le soleil, entre balades et baignades, une tendre complicité s’installe entre eux. Mais Calum, trentenaire dépressif, recèle une part de mystère. Vingt ans après, entre souvenirs et visionnage des films pris sur le vif à l’époque, avec une caméra DV, Sophie tente de concilier le père qu’elle a connu et l’homme qu’il était…

Ce premier long-métrage de l’Écossaise Charlotte Wells (établie aux États-Unis) avait déjà été applaudi au dernier festival de Cannes où il était présenté à la Semaine de la Critique et avait remporté le Prix French Touch du jury. Aftersun ne se dévoile pas immédiatement. Les longs plans fixes du début peuvent même désarçonner. Le contraste entre les séquences de vacances au soleil, anodins, illuminés par l’insouciance de Sophie (magnifique Frankie Corio), et les signes du mal-être de Calum (le Connell de Normal People), crée pourtant un malaise. Au demeurant, rien de spectaculaire. Ce sont pourtant ces petites touches insidieuses qui composeront les indices pour la Sophie adulte. Elle traquera les failles dans ces films de vacances, en apparence idylliques, pour tenter de reconstituer la figure de son père. Cette œuvre autobiographique, intime et poétique joue avec la courbe du temps et la mémoire. Soutenue par une bande-son judicieuse, incluant « Tender » de Blur et « Under Pressure » de Queen et David Bowie (qui génère une scène hallucinante), Aftersun a quelque chose de déchirant, et prend toute sa dimension après sa dernière image.

 

PRIX DU JURY EX-AEQUO et PRIX FONDATION LOUIS ROEDERER DE LA RÉVÉLATION 2022

WAR PONY

Gina Gammell et Riley Keough
2022
Prochainement en salles

Dans la réserve amérindienne de Pine Bridge (Dakota du Sud), un jeune homme et un gamin de douze ans, tous deux issus de la tribu Oglala Lakota, tentent de se sortir, chacun à sa façon, de la misère…

Caméra d’or du dernier festival de Cannes (qui récompense les premiers films), cette œuvre de Gina Gammell et l’actrice Riley Keough (petite-fille d’Elvis Presley) séduit par son aspect naturaliste. Les comédiens sont tous des débutants (excepté Ashley Shelton), comme l’a expliqué Gina Gammell présente à Deauville lors du débat qui a suivi la projection. Les multiples répétitions (les dialogues très écrits) ont permis à ceux-ci d’obtenir une aisance manifeste devant la caméra, au point qu’ils semblent ne faire qu’un avec leur personnage. L’idée du film a germé dans le cerveau des réalisatrices amies d’enfance après que Riley Keough a rencontré des figurants amérindiens sur le tournage d’American Honey, d’Andrea Arnold, dont elle était l’une des vedettes. Évoquer le quotidien de jeunes dans une réserve indienne et rendre compte de la réalité de cette Amérique invisible est ensuite devenu un projet collectif. Tournée quasiment exclusivement dans la réserve de Pine Bridge avec les Amérindiens qui y vivent, cette chronique met en exergue la ghettoïsation de ceux-ci, déchirés entre leur envie de partager le rêve américain réservé aux blancs, et celui de préserver coûte que coûte leurs traditions ancestrales. Un peu naïf et pas toujours subtil, ce portrait croisé remporte l’adhésion grâce à la fraîcheur de ses comédiens, justes et touchants.
1 h 54 Et avec Iona Red Bar, Jojo Bapteise Whiting, Robert Stover, Sprague Hollander, Jesse Schmockel, Ladainian Crazy Thunder… 

 

2ème PRIX DU JURY

PALM TREES AND POWER LINES
De Jamie Dack avec Lily McInerny, Gretchen Mol, Emily Jackson, Jonathan Tucker…


Une adolescente un peu paumée s’éprend d’un homme deux fois plus âgé qu’elle qui l’éloigne peu à peu de sa famille. Elle va découvrir que les intentions de ce dernier ne sont pas aussi innocentes qu’elle le pensait. (prochainement)

PRIX DU PUBLIC DE LA VILLE DE DEAUVILLE

EMILY THE CRIMINAL
De John Patton Ford avec Aubrey Plaza, Theo Rosso, Gina Gershon…


Parce qu’elle croule sous les dettes et la malchance, une jeune femme rejoint un réseau d’arnaqueurs à la carte de crédit et plonge dans le milieu criminel de Los Angeles… (prochainement)

PRIX D’ORNANO-VALENTI (qui récompense un premier film français)

FALCON LAKE
 De Charlotte Le Bon avec Joseph Engel, Sara Montpetit, Monia Chokri…


Une histoire d’amour et de fantômes entre Stand By Me et A Ghost Story… Un teen moviedéjà acclamé au festival de Cannes dernier. Sortie le 22 décembre.

 

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AUTRES FILMS

 

PREMIÈRE
OUVERTURE DU FESTIVAL DE DEAUVILLE

« Which one of you is Jane ?
– We all Jane ! »

CALL JANE

Phyllis Nagy
2022
Prochainement dans les salles françaises

Dans les années 60, Joy (Elizabeth Banks), femme au foyer, mariée et mère d’une adolescente, tombe enceinte. Son gynécologue lui apprend que cette grossesse peut provoquer chez elle une insuffisance cardiaque potentiellement mortelle. L’avortement étant illégal, et la commission de l’hôpital lui refusant une intervention exceptionnelle, Joy n’a pas d’autre choix que de contacter un groupe pratiquant des avortements clandestins…

On ne peut s’empêcher de penser au récent L’événement, adapté du livre d’Annie Ernaux, qui aborde le même sujet, à la même période, en France. La manière de le traiter est cependant aux antipodes. Autant le film d’Audrey Diwan apparaît dur, viscéral et engagé, autant celui de Phyllis Nagy, scénariste du Carol de Todd Haynes, semble lisse. L’épreuve de l’avortement ressemble ici à une promenade de santé, et le parcours de l’héroïne (fictive, elle), pourtant assez édifiant, est un peu trop « aisé ». Call Jane croule sous ses bonnes intentions. Le réseau Jane a réellement existé (un documentaire HBO lui a récemment été consacré) et avec la remise en question du droit à l’avortement aux États-Unis, cette piqûre de rappel n’a rien de superflu. Si Elizabeth Banks et Sigourney Weaver font le job, on regrette cependant que les personnages incarnés par Kate Mara, Chris Messina et Cory Michael Smith, en médecin douteux, ne soient pas davantage exploités.
2 h 01 Et avec Evangeline Young, Wunmi Mosaku, Rebecca Henderson, Grace Edwards…

 

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PREMIÈRE

« Like sometimes I feel like world would be a better place if people just chilled out and listened to music… you know ? »

WHEN YOU FINISH SAVING THE WORLD
Jesse Eisenberg
2022
Prochainement dans les salles

Evelyn (Julianne Moore) est directrice d’un foyer pour femmes battues. Elle qui passe ses journées à se dévouer pour les autres, a du mal à communiquer avec son lycéen de fils. De fait, Ziggy (Finn Wolfhard), forcément musicien, passe son temps libre devant son ordinateur à jouer ses chansons sur sa chaîne Youtube, en ne pensant qu’à se faire de l’argent et à augmenter son nombre de followers

Au début, on frise l’agacement. Le premier long-métrage du comédien Jesse Eisenberg, nerd par excellence, a tous les tics du film indépendant américain. Et puis, on finit par tomber sous le charme de ce tandem improbable, mère et fils d’une famille de la middle class, en totale discordance. Julianne Moore, démocrate jusqu’au bout des ongles, est touchante dans la peau de cette femme maladroite, qui en fait trop à force de vouloir bien faire, et Finn Wolfhard (le Mike de Stranger Things) est impérial en ado satisfait de lui, en décalage avec les siens et souvent à côté de la plaque dans les relations sociales. À l’image de son titre, il émane de cette comédie douce-amère une ironie exquise. Le conflit des générations s’exprime ici sans bruit, à coups de railleries et de piques, mais il n’en est pas moins douloureux. Ziggy est le symbole d’une jeunesse décomplexée, narcissique, qui fait fi de la culture, de la politique et de l’histoire. C’est la lycéenne dont il est tombé amoureux, engagée elle, qui va se charger de le remettre à sa place. Tout cela génère des scènes hilarantes et bien pensées. Mine de rien, le premier film de Jesse Eisenberg est une réflexion drôle, intelligente et subtile, sur notre époque.
1 h 28 Et avec Billy Bryk, Jay O’Sanders, Alisha Boe, Jack Justice…

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PREMIÈRE

« Most folks they handle this sort of things amongst themselves.
– I guess I’m not most folks. »

GOD’S COUNTRY

Julian Higgins
2022
Prochainement en salles

Depuis la mort récente de sa mère, Sandra Guidry (Thandiwe Newton), professeur d’université dans une petite ville du Montana, vit seule dans une maison isolée dans la montagne. Un matin d’hiver glacé, elle découvre un pickup garé sur sa propriété. Elle attend le retour des deux hommes, des chasseurs, pour leur demander de choisir un autre endroit pour pratiquer leur activité. La confrontation, houleuse, va déclencher les hostilités…

Il y a beaucoup de similitudes dans ce premier long-métrage de Julian Higgins avec le As Bestas de Rodrigo Sorogoyen. Ici, c’est une femme noire, étrangère à la région, qui doit livrer un bras de fer à des autochtones bas du front, dont l’un est une véritable fripouille. Comme dans le film franco-espagnol, la police est incapable de gérer la situation, faute de moyens et de véritable envie. L’héroïne de la série Westworld, sourcils froncés et visage dur, impressionne dans ce rôle de femme courageuse et déterminée, malgré les obstacles, à faire valoir ses droits. Au fil des événements, on découvre le passé de Sandra, qui éclaire sur son caractère farouchement pugnace. Souvent prévisible, ce western moderne tient en haleine jusqu’à la fin inattendue et moralement discutable.
1 h 42. Jeremy Bobb, Joris Jarsky, Jefferson White, Kai Lennox, Tanaya Beatty…

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PREMIÈRE MONDIALE

BLOOD

Brad Anderson
2022
Prochainement

Jess Stoke (Michelle Monaghan), infirmière récemment séparée, s’installe dans l’ancienne ferme de ses parents, à l’écart de la ville, avec Tyler, sa fille adolescente, et Owen, son fils de huit ans. Un soir, leur chien est attiré par quelque chose dans la forêt alentour et disparaît. Quelques jours après, il ressurgit et se jette sur Owen, en le mordant sauvagement. À l’hôpital, l’enfant est sauvé de justesse. Victime d’une infection inconnue, il voit son état se dégrader. Jess ne va pas tarder à découvrir le remède, qui va l’entraîner dans une spirale infernale…

Que ne ferait pas une mère pour sauver son enfant ? On ignore si le film de Brad Anderson, qu’on a connu plus malin (il est le réalisateur de l’étonnant The Machinist, avec Christian Bale) se veut une métaphore, mais ce film d’horreur sanguinolent joue tellement la surenchère qu’il laisse le spectateur sur le bord de la route. On ne ressent aucune empathie pour cette héroïne en perdition, dont les agissements sont de plus en plus incohérents. Michelle Monaghan, l’actrice douée de Kiss Kiss Bang Bang et reléguée aujourd’hui à la série B, met pourtant du cœur à l’ouvrage. Mais malgré quelques scènes et visuels bien flippants, l’aspect fantastique de Blood n’est pas exploité et les ressorts du mal ne sont jamais véritablement explorés. Quant à la scène finale post-générique, elle suscite davantage d’hilarité que d’effroi.
1 h 48. Et avec Skeet Ulrich, Finlay Wojtak-Hissong, June B. Wilde, Skylar Morgan Jones…

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COMPÉTITION

 OVER/UNDER

Sophia Silver
2022
Prochainement

Été 2022, Violet (Emajean Bullock) et Stella (Anastasia Veronica Lee) ont neuf ans et sont inséparables. Elles jouent dans les vagues, attrapent des papillons, adressent des vœux aux fées et espionnent les nudistes des plages voisines. Mais avec la rentrée, la réalité et ses petits désagréments les éloignent. Et les étés suivants, entre les garçons, les crises familiales et le désir de s’intégrer, les adolescentes vont voir leur belle amitié ébranlée…

Judicieux, le titre se rapporte au jeu des jeunes héroïnes dans les vagues. Ce récit initiatique, véritable ode aux amitiés d’enfance, est celui qu’a vécu la réalisatrice. Elle était d’ailleurs présente lors du débat qui a suivi le film, avec l’amie qui a inspiré le rôle de Stella. Ce film à la fois simple et subtil évoque la période délicate du passage à l’adolescence, où la magie de l’enfance s’efface peu à peu. Rien de spectaculaire, les filles sont issues de familles de la classe moyenne, et sont plutôt choyées. D’une grande délicatesse, Over/Under tire sa grâce de la présence de ses deux jeunes actrices sensationnelles, très justes.
1 h 28. Et avec Adam David Thompson, Madeline Wise, Brandon Keener, Christiane Seidel…

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COMPÉTITION

PEACE IN THE VALLEY

Tyler Riggs
2022
Prochainement dans les salles

Ashley Rhodes (Brit Shaw), son mari John (Michael Abbott Jr) et leur fils de dix ans font leurs courses dans un petit supermarché lorsqu’un homme armé fait irruption et tire à l’aveugle sur les clients. John, vétéran de l’armée devenu pompier, met sa femme et son fils à l’abri avant de revenir stopper le tireur. Il meurt dans l’assaut. Cette action héroïque ne donne que peu de réconfort à Ashley, qui se noie dans le chagrin et délaisse son fils, qui manifeste soudainement un intérêt pour les armes…

Contrairement à ce que son titre, emprunté à une chanson de Johnny Cash, suggère, Peace In The Valley n’aborde jamais frontalement la question de la violence ni du penchant de l’Amérique pour les armes à feu. Le premier film de l’acteur Tyler Riggs explore surtout les tourments d’une jeune veuve d’un héros qui ne parvient pas à faire son deuil. Submergée par la peine et la colère, Ashley va sombrer jusqu’à toucher le fond, négligeant le chagrin de son fils. La présence du frère jumeau de son époux apporte un trouble et une tension qui hélas ne font pas beaucoup évoluer l’intrigue. C’est pourtant dans le refus du spectaculaire que ce drame psychologique, plutôt juste, fait mouche. Il a aussi le mérite de révéler une actrice magnifique, Brit Shaw, bouleversante.
1 h 28 Et avec Michael Abbott Jr, William Samiri, Dendrie Taylor…

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COMPETITION

« I think you might be a bad influence on each other.»

THE SILENT TWINS

Agnieszka Smoceyńska
2022
Prochainement dans les salles

Au début des années 70, au Pays de Galles, les jeunes June et Jennifer Gibbons, deux jumelles monozygotes totalement fusionnelles, ont décidé de se murer dans le silence. Elles ont fait le pacte de rester muettes, qu’elles soient en famille, à l’école ou dans le monde extérieur. Il n’y a que dans leur chambre, à l’abri des regards, qu’elles s’expriment, et laissent libre cours à leur imagination foisonnante. Le temps passe et leur comportement de plus en plus incontrôlable rend la situation intolérable pour leur famille…

L’histoire vraie et étrange des sœurs Gibbons avait fait en 1986 l’objet d’un livre, Les jumelles du silence, écrit par Marjorie Wallace. L’auteur avait rencontré les protagonistes alors qu’elles étaient pensionnaires du tristement célèbre hôpital psychiatrique de Broadmoor, près de Londres, et avait été émue par leur sort. Dans cette adaptation réalisée par la cinéaste polonaise Agnieszka Smoceyńska, Marjorie Wallace est campée par la toujours excellente Jodhi May. Véritablement tragique, le récit de The Silent Twinsn’est pas une partie de plaisir. Et pour le spectateur, le film a parfois des allures de chemin de croix. Les jumelles enfants sont aussi flippantes que les gamines de Shining et, devenues adolescentes, elles dérangent tout autant. La prestation hallucinée de Tamara Lawrence et Leticia Wright impressionne. Les sœurs s’aiment autant qu’elles se haïssent : leur complicité étant pervertie par la jalousie et la colère qui rongent Jennifer (Tamara Lawrence). Spécialiste de drames psychologiques voire horrifiques, Agnieszka Smoceyńska s’est attachée à juxtaposer le sordide de la réalité avec l’univers fantasmagorique de ces jeunes filles aux tendances psychopathes. Il en résulte des scènes visuellement magnifiques. Si elle charge parfois un peu la mule dans le pathos, la cinéaste ne tente jamais de rendre ses héroïnes « aimables ». Il est donc parfois difficile de ressentir de l’empathie pour ces sœurs tourmentées, qui auraient mérité davantage de considération de la part des institutions qui se sont contentées de leur couper les ailes.
1 h 53 Et avec Jack Bandeira, Nadine Marshall, Treva Etienne, Declan Joyce…

 

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LES DOCS DE L’ONCLE SAM

« Ever since I was sixteen, I was determined to have the greatest adventure any one person could ever have. » David Bowie

MOONAGE DAYDREAM

Brett Morgen
2022
Depuis le 21 septembre dans les salles françaises

Une odyssée cinématographique à travers l’œuvre créative et musicale de David Bowie, l’un des artistes les plus prolifiques et marquants de notre époque.

Présenté hors compétition au festival de Cannes dernier, le film de Brett Morgen s’est pris une volée de bois vert de la part d’une grande partie de la critique française, pour le moins divisée. Lors de la projection officielle à Deauville le réalisateur est monté sur scène pour préciser ses intentions : « Vous ne trouverez pas de faits, de dates, mais il y aura beaucoup de David Bowie dedans. » Le cinéaste n’est pas un débutant dans le domaine du documentaire. Il est, entre autres, le coréalisateur avec Nanette Burstein des acclamés The Kid Stay In The Picture, sur le producteur Robert Evans, et de Cobain : Montage Of Heck, portrait intime du leader de Nirvana. Moonage Daydream, dont le titre est inspiré de la chanson homonyme du musicien composée en 1971est une œuvre de commande, à l’initiative du David Bowie Estate (qui gère le patrimoine artistique du musicien). Morgen a eu (quasiment) carte blanche et accès à une montagne d’archives (sélectionnées au préalable quand même). Cinq années de travail auront été nécessaires pour mener à bien ce projet. Il en résulte un film à l’opposé d’un biopic, qui immerge dans l’univers et personnifie l’artiste plus qu’il ne l’analyse. Ceci explique les absences remarquées, à l’écran, de proches cruciaux du musicien (Iggy Pop, Tony Visconti, Ken Scott, Hermione, Angie) qui ont pourtant contribué grandement à son œuvre. Cinéaste intuitif, Brett Morgen propose « sa vision » de David Bowie. Il s’est attaché au génie créatif de l’artiste et à ses obsessions pour le vieillissement et la mortalité, dont découle probablement son besoin de changement continuel. La voix off du musicien est la seule de cette œuvre kaléidoscopique et envoûtante, où s’enchaînent interviews à travers les âges, extraits de films remis en musique (L’homme qui venait d’ailleurs, Furyo…) et de documentaires (et en particulier des fameux Ziggy Stardust And The Spiders From Mars The Motion Picture, de D. A. Pennebaker, ou Ricochet de Gerry Troyna). Finalement peu d’images inédites malgré la durée du film (on aurait souhaité voir davantage de ce que David Hemmings avait tourné en 1978), mais on ne boudera pas son plaisir tant le montage visuel et sonore (supervisé par Visconti) est magnifique.
2 h 14

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PREMIÈRE

« Marilyn n’existe pas. »

BLONDE

Andrew Dominik
2022
Depuis le 28 septembre sur Netflix

De l’enfance difficile de la petite Norma Jean à l’ascension vers la gloire, la vie mouvementée de Marilyn Monroe. Inspiré du best-seller de Joyce Carol Oates, le film brouille la frontière entre réalité et fiction pour explorer le décalage entre l’image publique et la véritable nature de l’icône…

 Je n’ai pas eu la chance de découvrir Blonde à Deauville, où il était présenté quelques semaines avant sa diffusion sur Netflix. C’était peut-être le film dont j’attendais le plus. Sur le papier, l’association du cinéaste néo-zélandais, — réalisateur en 2007 du magnifique L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford — avec l’exquise comédienne cubano-espagnole Ana de Armas et la figure légendaire de Marilyn Monroe, avait de quoi susciter l’enthousiasme. Tout l’été, on avait été bluffé par les photos de l’actrice métamorphosée en Marilyn parues dans la presse. La déception est d’autant plus grande. Le postulat d’Andrew Dominik — explorer la face sombre d’une icône pétrie de traumatismes – était louable. « Comment une enfant non désirée a-t-elle géré le fait de devenir la femme la plus désirée du monde ? » Mais il a beau avoir répété à l’envi qu’il s’agissait d’un anti-biopic, avec une part de fiction, il est impossible pour le spectateur de se détacher de la figure de Marilyn Monroe, actrice au talent sous-estimé, attachante et bouleversante, admirablement incarnée ici par Ana de Armas. Sa performance est tout simplement vertigineuse. La beauté de la photographie (signée Chayse Irvin), des images qui passent de la couleur au noir et blanc ou changent de format, et cette manière de redonner vie aux photos et séquences iconiques, enveloppées par la partition de Nick Cave et Warren Ellis, forcent l’admiration. Tout ça pour quoi ? Non pas pour illustrer la phrase de Madame de Staël : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur », mais pour « un film d’horreur onirique » (dixit le réalisateur) dont l’aspect racoleur dérange au plus haut point. Marilyn Monroe est réduite à l’état de victime, de martyr, quand ce n’est pas de traînée, et le film enchaîne les séquences sordides plus ou moins imaginées et assurément fantasmées (on a droit à la caméra placée dans le vagin pendant une IVG, à un dialogue de l’actrice avec son fœtus, à une fellation de JFK d’un glauque absolu…). Triste et morbide d’un bout à l’autre, Blonde s’apparente à un long calvaire (2 h 46 tout de même…), redondant, cauchemardesque et extrêmement pénible, tant on ressent une volonté d’avilir l’icône, comme si elle n’avait pas déjà assez morflé de son vivant. Dans une interview (à Télérama), Andrew Dominik a déclaré qu’avant avoir lu l’ouvrage de Joyce Carol Oates, Marilyn ne l’intéressait pas du tout. Ceci explique peut-être cela.
2 h 46 Et avec Bobby Cannavale, Adrien Brody, Julianne Nicholson, Evan Williams, Xavier Samuel, Tygh Runyan, Lily Fisher…

 

FESTIVAL DU FILM AMÉRICAIN DE DEAUVILLE

Lucy Boynton et Élodie Bouchez, Thandiwe Newton, Brett Morgen, Lucy Boynton (photos Olivier Vigerie)

Merci au groupe Barrière et à la team de Havre de Cinéma (Hélène, Vicky et Ludovic) ❤️

 

LONDON DAYS (Taxi Driver-Lazarus)

 

Le 6 janvier, sur la rive sud de la Tamise, la prestigieuse salle du Royal Festival Hall de Londres accueillait Taxi Driver, de Martin Scorsese. La projection était accompagnée d’un concert du BBC Orchestra, dirigé par Robert Ziegler, interprétant la BO de Bernard Herrmann, décédé d’une crise cardiaque la veille de Noël 1975, quelques heures après en avoir achevé la dernière séance d’enregistrement. Il avait soixante-quatre ans.

 

Sur scène, quelques minutes avant la projection, la veuve de Bernard Herrmann est revenue avec humour sur le tournage du film écrit par Paul Schrader, rappelant que son époux avait commencé par refuser catégoriquement de travailler sur “cette histoire de chauffeur de taxi”. Scorsese lui-même est ensuite apparu sur un écran géant pour présenter le film et évoquer, les larmes aux yeux, le génial compositeur — peut-être le plus célèbre de l’histoire du cinéma — qui a donné ses lettres de noblesse à la musique de film. Bernard Herrmann a signé entre autres celles de Citizen Kane, La splendeur des Amberson, Le fantôme de Madame Muir, Le jour où la Terre s’arrêta, et, était, en outre, le compositeur fétiche d’Alfred Hitchcock. La musique de Psychose, La mort aux trousses, et Sueurs froides, c’est lui. Indissociable de Taxi Driver, la BO d’Herrmann traduisant la confusion mentale de Travis Bickle, lui confère définitivement son statut de film noir, et sa mélodie, jouée au saxophone, est inoubliable. La musique ainsi mise en avant par l’un des meilleurs orchestres du monde, apparaît dans toute sa magnificence, et s’intègre idéalement dans la bande-son. On se plaît à rêver d’une telle projection pour Furyo, Out Of Africa, ou Il était une fois en Amérique.

Taxi Driver Main Theme


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Il pleuvait sur Londres le 8 janvier, jour de l’anniversaire de David Bowie, celui de ces soixante-dix ans qu’il n’aura jamais eus. Venus de toute l’Europe, ses fans ont judicieusement choisi ce jour-là pour se rendre au King’s Cross Theatre, et assister à une représentation de Lazarus, sa comédie musicale, sublime sequel de L’homme qui venait d’ailleurs (le roman de Walter Tevis dont Nicolas Roeg tira un de ses meilleurs films), une fantaisie grave et émouvante en fait, autour de son univers et sur le thème de la vie à l’approche de la mort (le grand départ), mise en scène par le Belge Ivo van Hove.

Photo Jan Versweyveld

Interprétée par une jeune troupe remarquable entourant la star Michael C. Hall, cette suite de L’homme qui venait d’ailleurs, roman dont Bowie avait acheté les droits en 2005, immerge dans les tourments d’un extraterrestre à visage humain exilé sur Terre. Incapable de mourir, désireux de retrouver sa famille restée sur sa planète, il pleure un amour passé, et est sujet à des hallucinations, tandis que son entourage se déchire.

Photo Johan Persson

La prestation de chanteur de Michael C. Hall en Thomas Jerome Newton décoiffe, mais celle qui laisse sans voix, c’est celle de la très jeune Sophia Anne Caruso, qui interprète    « Life On Mars? » et « This Is Not America »  in a broadway style, et avec une ferveur bouleversante. La scénographie est moderne, à la fois simple et sophistiquée. Dix-sept chansons de David Bowie sont intégrées dans ce show hanté par la star défunte. A la fin du spectacle, la troupe venue saluer le public se tourne vers le portrait de Bowie qui apparaît sur l’écran géant. Et, en ce 8 janvier, les spectateurs se sont levés pour entonner un « Happy Birthday David » à fendre le cœur.

BANDE-ANNONCE

Extrait Sophia Anne Caruso Life On Mars?

 

 Les plus valeureux ont ensuite bravé le crachin pour rejoindre Brixton, le quartier d’enfance de David Bowie, où ses musiciens s’étaient réunis sur la scène de l’O2 Academy. Dans l’interminable queue de fans, des clones de Bowie et de Ziggy Stardust illuminaient la nuit. Ce sont eux, l’envie de fêter leur idole disparue au cœur, qui ont vraiment fait le show, car sur scène, même si les pointures qui ont accompagné Bowie tout au long de sa carrière (Mike Garson, Gail Anne Dorsey, Earl Slick, Adrian Belew, Gerry Leonard…) n’ont pas démérité, il manquait à tous ceux qui ont chanté (Simon Le Bon, Gary Oldman, Tom Chaplin et d’autres…) la voix, la classe et les postures inimitables du Thin White Duke. On imagine que ce dernier aurait eu un sourire narquois à la vision de cette kermesse un peu foutraque. Il y avait davantage de magie à découvrir, à quelques mètres de là, la fresque à son effigie réalisée par l’artiste australien Jimmy C sur un mur de supermarché, devant laquelle les fleurs ont continué à s’entasser dans la nuit, sous la pluie de Brixton.